Le Canard sauvage est un drame d’Henrik Ibsen, un texte d’une telle puissance qu’il rend presque indifférente la mise en scène qui le met en œuvre. Celle de Stéphane Braunschweig, loin de s’imposer à la pièce, n’est ni une réappropriation, ni une relecture qui poserait un nouveau regard sur l’œuvre. Avec Alexandre de Dardel à la scénographie et Claude Duparfait sur scène, deux de ses collaborateurs les plus fidèles, il propose un spectacle d’une apparente neutralité, presque déroutante, dont la plus grande qualité est de laisser une large place au texte d’Ibsen.
Plus de quinze ans après son départ, Gregers revient chez son père, le négociant Werle, et retrouve lors d’un dîner mondain son ami d’enfance, Hjalmar Ekdal. Au cours de la soirée, il apprend de lui qu’il s’est marié grâce à son père et qu’il s’est engagé dans une carrière de photographe, avec l’aide de Werle encore une fois. Cette prodigalité de la part de son père le surprend, alors qu’il avait jusque-là une piètre opinion de lui. Quand il apprend que l’épouse de Hjalmar est Gina, une ancienne femme de chambre de la maison, sa surprise se mue en soupçon. Il comprend alors qu’une telle générosité masque une relation passée entre son père et Gina et qu’elle entend compenser la déchéance du père de Hjalmar dans une affaire commune. Assoiffé d’idéal et torturé par sa conscience, Gregers se donne alors pour « mission vitale » de le dire à Hjalmar afin qu’il atteigne la grandeur du sacrifice et du pardon.
Gregers fait donc intrusion dans le pauvre foyer qu’occupent Hjalmar, Gina, leur fille Hedvig et le vieil Ekdal. Il découvre leur petit logement et son étrange grenier, habité par des poules, des pigeons et un canard sauvage. Cette forêt artificielle, composée de sapins morts, constitue une échappée pour Ekdal père et fils et pour Hedvig. Ils peuvent s’occuper des animaux et chasser un lapin de temps à autres, à défaut de se rendre dans la véritable forêt dont il est fréquemment question, qui les domine dans le temps et l’espace. Au-dessous d’eux, habitent un médecin et un jeune théologien, qui font également partie du quotidien de la famille.
Gregers arrive pour introduire parmi eux, et en particulier dans l’âme de Hjalmar, l’exigence de l’idéal qu’il invoque à de multiples reprises, en brisant le mensonge vital qu’entretient le médecin Relling pour assurer le bonheur de chacun. Convaincu de la grandeur de son ami et embarrassé d’une admiration sans réel objet, il met Hjalmar à l’épreuve de la transparence, dont il souffre comme d’une fièvre selon le médecin. De révélation en sacrifice, il souhaite ardemment engager son ami sur la voie de l’idéal, alors que la mission vitale de Hjalmar n’est que de libérer son père et sa fille de tout besoin grâce à l’invention majeure dans le champ de la photographie qu’il prévoit un jour de faire.
L’enjeu dramatique de la pièce n’est pas tant la découverte progressive de la vérité par Hjalmar – elle apparaît d’emblée quoiqu’à demi-mots – que la confrontation de deux missions vitales, de deux idéaux, qui tentent de se rejoindre. Celle-ci est surdéterminée par la symbolique, qui tient une place importante dans la pièce autour de la figure du canard sauvage blessé, superposée à celle de Hjalmar, de son père ou d’Hedvig. L’animal, repêché par un chien du fond des mers in extremis, devient une grille de lecture pour l’ensemble, densifiant la perception des rapports entre les personnages.
La mise en scène de Stéphrane Braunschweig est sobre et réaliste. La maison d’Ekdal qui constitue l’unique espace scénique après la première scène est tout de bois clair, évoquant les présentations d’un certain magasin suédois, dans un parallélépipède dont la perspective est accentuée, comme souvent avec Alexandre de Dardel. Le fond s’ouvre sur la forêt imaginaire, le fameux grenier lieu de tous les rêves, représenté par de grands sapins sur un arrière-plan coloré. L’arrivé de Gregers et le trouble qu’il sème sont figurés par une verticalisation du sol de la scène, là aussi classique chez Braunschweig, qui entrave en partie les déplacements des comédiens.
Parmi eux, Claude Duparfait se distingue par un jeu très, trop maniéré, face à un Rodolphe Congé de plus en plus émouvant dans le rôle de Hjalmar. Ceux qui interprètent Hedvig, le vieil Ekdal et le médecin sont également doués et touchants. Dans ce décor un peu trop pur, Stéphane Braunschweig n’est ni dans la soumission au texte, ni dans l’affirmation franche d’un parti pris. Cet entre-deux, faussement neutre, semble laisser le texte faire son œuvre et faire goûter sa puissance, alors que l’esprit est en réalité très accaparé par cette mise en scène qui intrigue alors qu’elle n’offre rien à la perception.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur ce spectacle, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Colline.