« Les Oiseaux » de Tarjei Vesaas

Le roman de Tarjei Vesaas, Les Oiseaux, relate un été de la vie d’un jeune homme, Mattis, personnage profondément attachant qui appartient à la catégorie des idiots de la littérature. Divisée en trois parties, l’œuvre érige au rang d’événement les micro-anecdotes qui bouleversent l’âme de celui que l’on surnomme « la Houppette ». Ce récit à la loupe prend toute son ampleur par sa dimension symbolique.

Mattis vit près d’un lac avec sa sœur Hege, à la périphérie d’un village isolé. Tandis qu’elle tricote à longueur de journée pour les faire vivre tous deux, Mattis repousse constamment le moment d’aller chercher un travail pour la journée, de peur de subir une nouvelle humiliation. Chaque fois qu’il s’essaie à une quelconque activité manuelle, il lutte avec le cours de ses pensées et échoue à se concentrer pour mener à bien la tâche qui lui a été confiée.

Ce flux incessant de réflexions est ce qui l’habite et ce qui le fait passer pour un être étrange auprès des autres. A l’affût des moindres signes qui l’entoure, il interprète les détails les plus infimes. Les rares échanges qu’il a avec d’autres personnes souffrent de ces multiples interférences qui viennent déranger l’ordre son discours.

La plupart du temps, ses interlocuteurs tombent dans l’incompréhension et rompent le contact qu’il a difficilement cherché à mettre en place. Mattis reste alors seul avec ses questions laissées sans réponses et brûle de l’intérieur. Même quand il dialogue avec lui-même, il ose à peine les formuler, par peur des mots, ces armes qu’il maîtrise de façon trop maladroite pour réussir à partager ce qui l’anime comme qu’il le voudrait.

En réalité, Mattis est un poète. A l’écoute du monde, dans un perpétuel état d’hypersensibilité, il recherche les indices qui annonceraient un changement déterminant dans son quotidien. Les moindres altérations qu’il remarque autour de lui sont chargées de signification et d’espoir, et apparaissent comme la promesse d’un nouvel avenir pour lui.

Ainsi quand il constate un soir qu’une bécasse passe chaque soir pile au-dessus de sa maison, il lui attribue le pouvoir de changer sa vie. Son intuition lui semble miraculeusement juste lorsqu’un paysan accepte de l’engager pour la journée. Même s’il ne réussit pas à canaliser avec suffisamment de force ses pensées pour démarier les raves comme il le faudrait, il se sent entrer dans une nouvelle ère.

Des événements de cette importance viennent ainsi combler la vie intérieure de Mattis. Entre profonds désespoirs et sursauts de confiance en lui, il se sent grandir et devenir de plus en plus « normal ». Non seulement il a le pouvoir exceptionnel de communiquer avec les oiseaux en imitant leurs traces dans la boue grâce à un morceau de bois, mais en plus il demande désormais de son plein gré à se rendre au magasin du village, prêt à affronter ses juges les plus sévères.

Petit à petit, son univers se peuple au rythme de ses rencontres. Chacune d’entre elle bouleverse l’ordre ancien qui régnait, et fait naître des sentiments violents d’amour ou de rejet, qui prennent complètement le pas sur ce que les autres appellent la raison.

Quand un jour sa sœur Hege lui propose de devenir passeur sur le lac, il trouve un nouveau sens à sa vie. Enfin, il réussit à concilier sa nature rêveuse avec une activité utile : quand Mattis rame, c’est le seul moment où il réussit à maîtriser le flot de ses pensées. Ce rôle lourd de signification dans les mythologies antiques est malheureusement loin de se révéler l’accomplissement heureux de ce personnage.

Pour peindre le portrait de cet être touchant, Tarjei Vesaas joue de la porosité entre les points de vue. A de nombreuses reprises, troisième personne et première personne se confondent dans le discours indirect libre. Le narrateur, seul capable de saisir la densité de ses raisonnements, en suit les mouvements et en rend compte dans un style elliptique qui imite les court-circuits de la pensée de Mattis.

Ce n’est jamais autrement qu’à travers ses yeux que sont ainsi perçus les éléments qui l’entourent. Hege, personnage fondamental, reste inaccessible, tout comme les véritables sentiments des habitants du village à l’égard de ce couple improbable. Le lecteur est totalement immergé dans la perception de cet idiot si sensible.

De cette écriture très pure, caractérisée par sa simplicité et sa poésie, naissent de puissantes images. Les symboles qui la parsèment densifient encore le monde de Mattis, forêt de signes à décrypter. Les mots sont redécouverts, comme neufs, encore vierges de sens. Par cette œuvre, Tarjei Vesaas invite à modifier le regard que l’on pose sur le monde, à voir et à lire autrement.

F.

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