L’œuvre d’Annie Ernaux qui vient de se voir décerner le Prix Nobel de littérature se lit comme un puzzle. Ses différents textes qui embrassent des pans plus ou moins grands de sa vie, toujours au cœur de son écriture, constituent différentes pièces qui esquissent un paysage chaque fois agrandi. Dans La Femme gelée, la troisième de ses œuvres publiée en 1981, l’autrice suit le fil de l’enfant et la jeune fille qu’elle a été pour comprendre comment elle est devenue une « femme gelée », prise en étau entre son rôle d’épouse, son rôle de mère et son métier de prof de lettres ; comment elle s’est progressivement inscrite dans une différence de genre qu’elle ignorait dans l’enfance. Moins que la trajectoire d’une transfuge de classe, qui s’émancipe de son milieu social grâce à ses études, l’œuvre conte l’histoire d’une femme qui perd toute la liberté que ses parents ont cherché à lui offrir en occupant comme malgré elle la place que lui assigne un modèle bourgeois.
La Femme gelée s’apparente d’abord à un récit des origines. L’autrice dresse un rapide portraits des tantes et femmes de sa famille, ouvrières pour la plupart, avant d’en venir aux deux figures parentales. Beaucoup d’amour et d’admiration se manifeste à leur égard, pour le père qui cuisine, tient le café, bricole dans la cour, l’emmène à vélo à l’école, comme pour la mère, qui tient le commerce attenant au café, lit des romans, fait comprendre à sa fille et lui démontre que les femmes sont bien supérieures aux hommes, et qu’il faut jouir de la vie. L’objectif visé par l’autrice est encore lointain dans les premières pages, mais elle insiste discrètement sur le fait que c’est sa mère qui l’entraîne à l’extérieur, chez le libraire ou chez les femmes du village – jusqu’à chez la voyante –, tandis que le père reste à l’intérieur. Ou encore sur le fait que c’est son père qui pèle les patates, et que c’est sa mère qui lui communique un appétit de vivre insatiable et qui lui fait découvrir la lecture. Sans le dire encore, Ernaux dépeint un foyer préservé des normes extérieures, dont les singularités sont insoupçonnées au stade de l’enfance.
Avec l’école, la petite Annie découvre le regard rigolard de ses camarades de classe devant le tablier de son père, et en même temps, l’image d’Épinal de la femme d’intérieur que façonne l’éducation religieuse, à laquelle sa mère ne correspond pas. L’omnipotence promise par cette dernière sous réserve d’un travail sérieux est ensuite entamée par le regard des garçons, par le souci de leur plaire, de les séduire, d’être aimée par eux ou simplement désirée. Des amies, Brigitte, Hilda, traversent ces années d’apprentissage, un apprentissage double : d’une part, la honte de ses parents qui dérogent aux modèles dominants, de l’autre, les relations à l’autre sexe, qui limitent, circonscrivent. La jeune fille qui croit se libérer du milieu ouvrier dont sont issus ses parents fait l’épreuve de déterminations plus grandes encore, liées au genre. Elle se convainc cependant que l’avenir sera différent pour elle, grâce à ses études et grâce aux contre-modèles qu’elle accumule et constitue en repoussoirs.
Dans le dernier quart du texte, l’autrice relate sa rencontre avec son futur mari, la liberté et l’aventure des premiers temps, le mariage survenu comme un idée un peu au hasard, la naissance du premier enfant et l’enfermement total qu’elle génère. La perspective du concours pour devenir enseignante s’éloigne, la femme passe ses journées seules à attendre que l’enfant grandisse au parc, à faire les courses au supermarché, à cuisiner deux repas par jour. Le mari qui prétend théoriquement que sa femme est son égale accroît la différence, les rôles en viennent à se préciser à l’extrême, la femme à l’intérieur et l’homme à l’extérieur, au travail ou au sport. Ce qui semblait le récit d’une émancipation tourne au vinaigre, et les parents sont les premiers à déplorer le fiasco. Quand ils apprennent que leur fille est enceinte, ils le perçoivent comme une tuile et un déshonneur, entrevoyant probablement le carcan que constituera pour leur fille la maternité.
La femme gelée du titre est ainsi le résultat d’une lente construction. Elle n’apparaît que dans les dernières pages du texte, non structuré si ce n’est pas des paragraphes et quelques sauts de ligne. L’enquête menée par Annie Ernaux ne la laisse pas tout de suite entrevoir, elle pose d’abord la libération par la lecture et les études, le devenir femme de celle qui attend ses règles avec impatience et qui rêve d’amour et de voyage. Constamment, l’autrice cherche à distinguer dans chacune des étapes qu’elle a suivies la part de liberté des sources de conditionnement, ces dernières qui ne viennent pas du milieu familial mais de partout ailleurs. Ses parents, au contraire, promettaient une liberté totale à leur fille unique, déchargée de toutes les corvées domestiques pour pleinement l’extraire du destin d’usine auquel ils ont eux-mêmes réussi à échapper.
Cette liberté qui lui sert de phare toute son enfance est pleinement goûtée pendant ses études supérieures – quoiqu’elle soit déjà circonscrite par les relations avec les hommes, rapidement évoquées. La vie dépeinte au rythme des lectures et des envies, les repas grignotés sur le pouce, les libres déambulations au-dehors alors que certaines camarades poussent un landau – ce qui semble alors inenvisageable –, met déjà en place le contraste avec ce qui va advenir. Cette liberté-là est chantée plutôt que vécue, car elle paraît l’évidence avant que la jeune femme libre soit rattrapée par les repas à concevoir et à préparer pour le couple chaque jour – corvée dont ses parents, précisément, l’avaient préservée. La jeune épouse refoule, refoule, et entreprend d’embrasser pleinement le destin qu’elle croit avoir choisi avec un enfant. Ce qu’elle relate alors, ce n’est pas l’amour maternel, mais l’enfermement, le projet professionnel qui la guidait comme une étoile compromis, la solitude profonde, les heures de sieste fragiles constamment menacées par un réveil imminent, les tâches ménagères croissantes. Une fois le concours obtenu, sans joie, c’est désormais l’intensité de vie telle qu’il ne reste plus de temps pour rien, pas même la curiosité. Tout au long de son récit, Annie Ernaux essaie de ne pas verser dans la mise en accusation de son mari, à qui le livre est dédié, mais celle-ci est inévitable, quoique de biais : à mesure qu’elle s’enfonce dans la maternité, il fait de moins en moins et finit par coller parfaitement au schéma familial qui était le sien, un père volubile et une mère faire-valoir.
L’œuvre paraît comme inachevée. Elle s’arrête avec la naissance d’une deuxième enfant, par lequel la femme s’enferre jusqu’au cou dans le moule bourgeois qui l’anéantit, son corps désormais disparu. L’œuvre pourrait se poursuivre, avec la croissance du second ajoutée à celle du premier, la renaissance par l’écriture, le divorce. Mais malgré l’enquête menée à force de phrases nominales, de discours rapportés non explicitement rapportés bourrés d’injonctions, d’expressions clichés ou connotées socialement qui s’insèrent dans le flux de la narration et lui donnent un relief sourd au-delà de son caractère lisse, linéaire, malgré cette écriture brute qui refuse tout lyrisme, tout enjolivement de ce qui a été ou tout pathos, restent encore des pans du passé à sonder. Viendront donc ensuite La Place, consacré à la figure du père, à la distance qui s’est progressivement creusée entre eux à mesure qu’Ernaux s’extrayait de son milieu d’origine. Puis L’Événement, récit de son avortement alors qu’elle est étudiante, dont de discrets indices seulement peuvent être traqués dans La Femme gelée. Ou encore Mémoire de fille, récit de sa première fois avec un homme qui semblait devoir trouver sa place dans sa formation de femme guidée par la quête de l’amour, mais qui arrivera bien plus tard, en 2016, quand l’écriture aura pleinement acquis son rôle inquisiteur, que la plume se fera pour de bon scalpel. La mise en scène de l’écriture est dans La Femme gelée encore discrète quoique perceptible, emportée par la densité du récit à mener, son ampleur par rapport aux suivants, qui réduisent le champ d’exploration et exhibent les outils à disposition. Ce récit contient ainsi ceux à venir, sans pour autant laisser entrevoir le devenir autrice de la femme gelée. L’amour de la littérature est bien présent, mais l’écriture est à peine évoquée, étouffée par la maternité, seulement présente par le livre lui-même mais hors du livre – livre qui témoigne de la libération-explosion que l’enfermement social et familial a rendu nécessaires.
F.