« Beauté fatale » et « Ceci est mon corps » au Lavoir Moderne Parisien – autobiographies scéniques de corps féminins

Pendant quelques jours, deux spectacles peuvent être vus en une seule soirée au Lavoir Moderne Parisien : Beauté fatale d’Ana Maria Haddad Zavadinack et Ceci est mon corps d’Agathe Charnet. Deux spectacles de jeunes metteuses en scène qui se font multiplement écho et qui offrent l’un et l’autre des autobiographies de corps féminins – des autobiographies scéniques.

Ce n’est pas aux autobiographies de Rousseau, Chateaubriand, ni même Leiris ou Guyotat que pourraient s’apparenter ces deux spectacles. Ni non plus à celle de Sarraute, ou même Beauvoir. Les contours d’un nouveau sous-genre se dessine. Un sous-genre qui ne vise pas à faire le bilan d’une vie d’auteur, à écrire un roman de formation émaillé de confessions jusqu’au moment où le « je » projeté vers le passé rejoint le « je » du présent de l’écriture. Ici ces autobiographies sont celles de jeunes femmes, de quelques trente années seulement, qui relatent leur enfance, leur adolescence et leur vie de jeune adulte. Le projet pourrait paraître dérisoire, égocentré, anecdotique. Mais il suffit d’une réitération pour qu’un fait isolé se constitue en symptôme, et que ces autobiographies de corps féminins acquièrent une portée sociétale. Sont offerts les récits de conditionnements, d’injonctions contradictoires, de dénis de soi jusqu’à la dépossession, de tentatives d’émancipation qui ne réussissent pas toujours.

La particularité de ce nouveau sous-genre autobiographique est qu’il se déploie sur scène. Ces récits menés au plateau s’appuient sur le spectacle de corps mis à nus, éprouvés, auscultés, dansants ou chantants, et qui constammant s’adressent au public. La scène prend la forme d’une estrade depuis laquelle faire entendre une parole et la partager plus directement que par l’écriture. L’enjeu devient dès lors de faire du récit de soi un spectacle. Ana Maria Haddad Zavadinack et Agathe Charnet ne se contentent pas de démultiplier des voix et de les entremêler ; elles convoquent autant que possible l’espace, les lumières, les sons, les gestes et l’interaction avec le public pour y parvenir.

Beauté fatale accueille ainsi le public dans un dispositif quadrifrontal. Elles sont cependant cinq à se tenir derrière un pupitre noir et à se livrer à des gestes de soin quotidien : se brosser les dents ou les cheveux, se mettre de la crème, s’épiler. Toutes cinq sont en pyjama ou vêtements d’intérieur, saisies dans leur intimité – mais une intimité qu’il s’agit précisément d’exposer au grand jour. À tour de rôle ou ensemble, Léa, Juliette, Chloé, Tamara et Joséphine vont multiplier les anecdotes, se maquiller, s’habiller, s’apprêter, ou tenter des gommages do it yourself grâce à des tutos Youtube. Ce faisant, elles vont se dévoiler sous toutes leurs coutures, faire part de leurs complexes et de l’histoire de leurs cheveux ou de leurs poils depuis l’enfance, rendre compte d’un combat commun enfin : celui sisyphéen que chaque femme mène avec son corps.

Leur démarche est inspirée par la lecture du livre de Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique et autrice de plusieurs essais – Beauté fatale donc, mais encore Chez soi sur l’espace domestique, Sorcières sur la maternité, ou encore Réinventer l’amour –, essais dans lesquels elle réfléchit à la condition des femmes dans notre société. Ces livres regorgent d’anecdotes et de témoignages personnels, nourris de données historiques et de chiffres et mis en perspective avec d’innombrables lectures et références issues de la culture populaire, le tout réuni autour de grands thèmes permettant d’approcher par plusieurs biais une même question. En l’occurrence, dans Beauté fatale, la « tyrannie du look ».

L’écriture de Mona Chollet n’est pas de celle que l’on cite à la lettre. Ana Maria Haddad Zavadinack et ses actrices en suivent plutôt l’exemple et racontent à leur tour les injonctions implicites ou explicites auxquelles elles ont essayé de se soumettre depuis la maternelle. Elles commencent en effet par dire les petites filles qu’elles ont été, puis, sans suivre un ordre strictement biologique, les différents moments de leur vie où elles ont tenté de faire correspondre ou au contraire de dérober leurs corps aux diktats de notre société. De l’amertume ou de la colère poignent parfois, mais c’est l’humour qui domine, un humour qui critique autant qu’il émousse leurs témoignages. De manière plus problématique, le prologue et l’épilogue choraux qui viennent les encadrer ne permettent pas de donner de l’ampleur à ces anecdotes, en partie parce qu’ils paraissent sibyllins, faisant entendre des voix qui ne sont pas les leurs ou suggérant des situations dont l’ancrage fait défaut. À l’image de l’essai qui inspire le spectacle, la dramaturgie vagabonde travaille à déconstruire les multiples présupposés de notre société patriarcale et contribue à aiguiser notre conscience de certaines situations ou de certains discours, mais la douleur que peut susciter cette prise de conscience n’est pas transmuée en force grâce à laquelle nous réapproprier nos corps et nos vies, grâce à laquelle tenir tête à un système qui nous dépasse et se rappelle à nous dans les moindres recoins – de nos corps et nos vies. Il faut se contenter de capter des étincelles de cette force dans la présence puissante des cinq actrices et dans l’évidence de leurs beautés.

Le propos de Beauté fatale prend cependant de l’ampleur avec Ceci est mon corps, titre éloquent qui annonce d’emblée que le corps – féminin à nouveau – sera au cœur du propos. Le public revient dans la salle aux poutres apparentes et murs de briques composites de la salle du Lavoir, cette fois accueilli par Virgile-Lucie Leclerc et Lillah Vial qui lui demande aussitôt de se constituer en chœur pour chanter ensemble : « Un jour mon prince viendra… » – alors que dans Beauté fatale les cinq actrices reprenaient « Ce soir je serai la plus belle pour aller danser… », invitant à écouter d’une autre oreille cette chanson et d’autres qui ont bercé nos enfances.

Cette fois la trajectoire paraît d’emblée claire : c’est d’un corps dont il est question, dont la biographie sensible commence in utero, avec les premiers bruits perçus au travers du liquide amniotique, puis avec la naissance d’emblée condamnée par les premiers mots : « qu’elle est belle ! qu’elle est jolie ! ». Toute une vie est déclinée à partir de ce point de départ, jalonnée par des titres et des dates. La vie d’une jeune femme de trente ans, à laquelle les jeunes femmes de trente ans du public ne peuvent que s’identifier, jusque dans les moindres détails, par les références à Blanche neige, mais aussi Diddl, Anna Karénine, Lorie, Las Ketchup, Shakira, Belle du seigneur

Cette jeune femme grandit dans une ville de province, dans un milieu catholique. Son éducation religieuse sert de fondement à l’écriture d’un contre-évangile. La parole liturgique sert en effet de leitmotiv détourné dans cette autobiographie – détournement non pas bêtement provocant, mais qui prend appui sur la force d’impression de ces formules incantatoires, dont le rythme est parfois inscrit jusque dans nos chairs. Les formules apprises par cœur viennent lier de manière souterraine les différentes étapes du récit d’une repossession de soi, d’un éveil à l’homosexualité d’abord étouffé dans l’œuf puis longtemps refoulé, qui, en plus des premiers émois, des premières peines, des amitiés d’enfance très intenses, des bandes de copines qui font plus de mal que de bien, de la vie sexuelle et des déboires gynécologiques, comprend aussi le portrait saisissant d’une mère qui se sacrifie avec l’espoir que sa fille vive une vie radicalement différente de la sienne.

Cette vie n’est pas relatée sous la forme d’un monologue. Deux actrices sont présentes sur scène, qui se partagent le même « je ». Le dispositif scénique, quoique limité, est exploité dans tous ses possibles pour faire varier les modalités de narration à chaque chapitre, et avec elles les formes de présence de Virgile-Lucie Leclerc et Lillah Vial : récit à une voix, à deux voix, adresse directe, mise en musique, jeu de rôles avec ou sans interposition d’une caméra… Les deux actrices saisissent et mettent en valeur la force performative et imaginative de cette écriture, tout en prenant physiquement et émotionnellement en charge le caractère dramatique de cette vie qui passe par le déni de sexualité, le contrôle excessif du corps, la violence conjugal ou encore l’avortement – trente ans suffisent.

Beauté fatale laisse l’impression de ne pas aller au bout des contradictions approchées, de rester à la lisière de l’abîme que constitue l’écartèlement formulé par la mariée qui chaque jour voudrait perdre du poids mais qui se sent bien dans ce corps qui grossit chaque année, qui voudrait s’inscrire à la salle de sport mais voudrait aussi apprendre à s’aimer telle qu’elle est. Si toutes les anecdotes réunies invitent à considérer avec recul critique les diktats que nous avons intimement intégrés, la souffrance qui découle de ces dilemmes parfaitement intériorisés n’est qu’effleurée. Ceci est mon corps fait cependant retentir Beauté fatale, car des gestes d’une similarité troublante se retrouvent d’un spectacle à l’autre : outre la remise en perspective de chansons que l’on connaît par cœur mais dont on a oublié le sens des paroles aberrantes, les deux spectacles ont en partage la mise à nu des corps assumés sans artifice, l’interaction avec le public, l’adresse directe voire la participation avec le public (prendre des photos, chanter, lire un texte) ou, de manière plus discrète mais tout aussi éloquente, le visage qu’on maquille puis démaquille en demandant à un spectateur si « c’est bon ».

Le texte final de Ceci est mon corps, dont la puissance est portée par l’élocution vindicative de Virgile-Lucie Leclerc et par la chorégraphie libératrice de Lillah Vial, résonne pour les deux spectacles. Il invite à la découverte de nouveaux territoires sensibles, à la constitution de nouveaux canons et in fine à l’écoute d’une parole urgente, parole qui ne se contente pas de la page ou du format du podcast, qui ne veut pas être cantonné à l’étiquette « militant », mais exige la scène, son langage pluriel et sensible, l’engagement physique auquel elle invite, l’interaction qu’elle promet et le retour immédiat des applaudissements – pour la grande majorité féminins, mais pas que.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Beauté fatale » et « Ceci est mon corps », rendez-vous sur le site du Lavoir Moderne Parisien.

Related Posts