Catégorie : Citations et extraits

« Le Christ s’est arrêté à Éboli » de Carlo Levi [extrait] – la tragédie replacée dans son élément naturel

À la ville une nouvelle extraordinaire nous attendait : sur un char tiré par un cheval efflanqué venait d’arriver une compagnie d’acteurs. Ils devaient rester quelques jours, ils joueraient, on aurait du théâtre. Le char recouvert par une grande bâche en toile cirée était là sur la place avec les décors et le rideau enroulés.
Lire la suite

« Les fleurs de Tarbes » de Jean Paulhan [extraits] – crise du langage

Les rhétoriqueurs – du temps qu’il y avait des rhétoriques – expliquaient avec complaisance comment nous pouvons accéder à la poésie : par quels sons et quels mots, quels artifices, quelles fleurs. Mais une rhétorique moderne – diffuse à vrai dire et mal avouée, mais d’autant plus violente et têtue – nous apprend d’abord quels artifices, sons et règles peuvent à jamais effaroucher la poésie. Nos arts littéraires sont faits de refus. Il y a eu un temps où il était poétique de dire onde, coursier et vespéral. Mais il est aujourd’hui poétique de ne pas dire onde, coursier et vespéral.
Lire la suite

« La Condition ouvrière » de Simone Weil [extrait] – anéantissement de l’homme par la machine

Professeure agrégée de philosophie, Simone Weil s’engage en décembre 1934 comme manœuvre dans une usine. Pendant 9 mois, elle partage le quotidien des ouvriers et ouvrières pour comprendre la condition réelle qui est la leur – condition servile, conclut-elle. L’expérience n’est pas purement intellectuelle : Simone Weil a à cœur d’améliorer cette condition, non en diminuant le temps de travail et en offrant à la classe ouvrière davantage de loisirs, mais en envisageant le travail comme une éducation assurant l’épanouissement. Outre ses témoignages, ses échanges nombreux avec des patrons d’usine et ses réflexions sur les syndicats ouvriers après les grèves de juin 1936 le confirment : Simone Weil ne dénonce pas les souffrances et humiliations des ouvriers dans la perspective révolutionnaire et utopique d’abolir le travail en usine ; l’émancipation à laquelle elle aspire reste en prise avec les impératifs économiques du pays, alors que la menace de la guerre pèse : elle doit se faire par le travail.
Lire la suite

« Tubes. La philosophie dans le juke-box », Peter Szendy [extraits] – la bande-son de nos vie

"Vous avez tous, comme moi, j'en suis sûr, été hantés, obsédés jusqu'à la nausée, possédés jusqu'à n'en plus pouvoir par un de ces airs comme ça, une de ces chansons que l'on entend par hasard, c'est-à-dire par nécessité, à la radio, au café, au supermarché : un de ces tubes, qui dès lors ne nous lâchent plus, qui sont là sur nos lèvres au réveil, qui rythment nos pas lorsque nous marchons dans la rue ou qui viennent soudain perturber, sans que l'on sache pourquoi, une chaîne de pensées, des rêveries dans notre for intérieur. On peut les aimer ou les haïr : on peut les réentendre bien des années après et être happés par un flot d'émotion nostalgique qui nous emporte vers le passé comme si on y était ; on peut au contraire tenter de se défendre de toutes ses forces contre ce parasite musical qui se permet de se saisir de nous. Rien n'y fait, il y a là une sorte de virus qui nous gagne : ce que certains appellent des vers d'oreille."
Lire la suite

« La Course » d’Eva Hibernia, traduit de l’espagnol par David Ferré [extrait]

Madeleine à la piscine. Il n’y a personne d’autre. Lumière aveuglante. Un matelas pneumatique en forme de requin flotte par-ci et par-là. Madeleine est assise au bout du plongeoir, très haut. Ismail monte par l’échelle. Il porte un costume impeccable. : Vous voulez plonger ? Si vous voulez plonger, je peux bouger. : Je ne veux pas plonger. : Vaut mieux. Vous portez un très beau costume et le chlore l’abîmerait sans aucun doute. Vous le faites nettoyer au pressing, n’est-ce pas ?
Lire la suite

« Snorkel » d’Albert Boronat, traduit de l’espagnol par Marion Cousin [extraits]

Le matin, le calme somnolent de l’eau du lac vole en éclats en une seconde avec le saut du premier baigneur de la journée. Celui-ci résonne comme le jet de pierre qui brise la vitre, annonçant que tout sera un peu plus inconfortable à partir de maintenant. Alors, la physique, à qui il n’est pas permis de se reposer, active les yeux cernés de son réseau mécanique d’ondes aquatiques, qui s’éloignent de là en raison d’une loi sans nom selon laquelle l’amplitude de l’onde créée à la surface est inversement proportionnelle à l’importance de l’événement qui l’a engendrée. Et ainsi, le baigneur donne naissance par sa nage à un enchevêtrement complexe d’ondes naissant simultanément et d’ondes anonymes qui se croisent, s’accouplent et se séparent, pour donner vie à de nouvelles ondes.
Lire la suite

Lee Strasberg, l’Actor’s Studio et Marilyn Monroe

À cette époque c’était un endroit magique. Y aller, c’était une source d’inspiration, comme aller à la messe. Le bâtiment racheté par l’Actor’s Studio était une vieille église avec une façade de brique à l’ouest. À 11 heures précises les mardi et vendredi matin, une centaine d’acteurs assistaient aux réunions, si bon leur semblait.
Lire la suite

« Le spectateur », Christian Biet et Christophe Triau

C’est déjà commencé. Ce soir, j’y vais. Il a  d’abord fallu « envisager-d’aller-au-théâtre », se mettre dans l’idée qu’on va voir des corps vivants, entendre un texte, s’asseoir devant un plateau dans un espace réservé au spectacle, à côté d’autres spectateurs que, contrairement au cinéma, on ne peut ignorer, que l’on sent, que l’on entend et souvent que l’on voit. Il a fallu prendre les places, à l’avance, généralement numérotées. Une cérémonie que tout cela, un rite qui marque la sortie du soir, une vraie envie. Ce n’est pas banal. Et puis il a encore fallu que je choisisse : le lieu, le bâtiment, sa réputation, son directeur (j’ai mes fidélités), les acteurs (on dit que tel ou telle est très bien dans la pièce), le metteur en scène, l’auteur (un classique, un moderne dont on parle ?), le texte (y en a-t-il un, au moins, cette fois ?). Ah, oui ! le texte, ce qu’il faut entendre et juger, à travers une suite d’entités qui le revendiquent : un texte éclairé, scénographié, exploré par la diction, porté par le jeu des acteurs, magnifié par le plateau ou englouti par lui. Compliqué. En me rendant au théâtre, je me sens obligé de faire plus de choix que pour tout autre spectacle, avec bien plus de prérequis. C’est intimidant en somme. Au point qu’on en vient à proposer des écoles du spectateur, ce qui me désespère. Ce soir, donc, j’ai décidé d’être curieux, de renouer avec ce qu’est d’abord le théâtre : un spectacle dont on n’a rien vu et que l’on n’a pas lu encore, un spectacle tout entier vivant.
Lire la suite

« La Plâtrière » de Thomas Bernhard [extrait] – la folie intellectuelle

« Vous le savez, j’écris un traité dont je vous ai souvent parlé. C’est toujours ce traité qui m’absorbe », aurait-il dit, « une folie, vous savez, une folie à laquelle toute ma vie est suspendue, vous savez, – a-t-il dit, d’après Wieser – la folie intellectuelle a ceci de particulier qu’on y accroche sa vie, il faut se consumer pour elle à l’exclusion du reste.…

Lire la suite