À cette époque c’était un endroit magique. Y aller, c’était une source d’inspiration, comme aller à la messe. Le bâtiment racheté par l’Actor’s Studio était une vieille église avec une façade de brique à l’ouest. À 11 heures précises les mardi et vendredi matin, une centaine d’acteurs assistaient aux réunions, si bon leur semblait.
Quelques minutes avant l’heure, le rez-de-chaussée fourmillait d’étudiants qui buvaient du mauvais café, fumaient et bavardaient. Certains visages étaient familiers. Dans les premiers temps un passant aurait pu reconnaître Marlon Brando, James Dean qui garait sa moto, la faisant vrombir pour attirer les regards, Geraldine Page, avec ses airs de clocharde élégante, et Steve McQueen, autre fou de moto.
– C’est trop dangereux, grognait ma mère. Ah, ces cow-boys !
Caroll Naker, Anne Bancroft, Shelley Winters… Personne ne portait de maquillage. Et comme la plupart des élèves n’avaient pas les moyens de s’acheter autre chose que des jeans, nul ne faisait d’efforts de coquetterie. Jane Fonda fit exception lorsqu’elle s’inscrivit. Elle arrivait toujours parfaitement coiffée et pomponnée.
À l’étage se trouvait la scène déserte. Derrière les décors on entendait les acteurs se préparer pour leur représentation, faire des bruits bizarres, répéter leur texte. À l’emplacement de la chaire et des bancs se trouvait l’estrade.
La porte du bas s’ouvrait sur un petit homme pâle aux os délicats, d’apparence solide toutefois, habillé de vêtements simples un peu larges. Il était suivi de près par sa femme. Les acteurs le saluaient. Il leur répondait à peine d’un signe de tête en grommelant quelques mots et continuait l’ascension de l’escalier. S’il regardait quelqu’un, cette personne sentait l’intensité de son regard caché derrière ses épaisses lunettes. Comme un rayon laser, il semblait transpercer les gens et voir en eux, à travers eux. Lorsqu’il entrait dans la salle, ceux qui étaient déjà là faisaient silence, et ceux qui l’avaient suivi se glissaient prestement vers un siège. Le silence était celui d’une cathédrale à l’entrée du prêtre.
Le régisseur annonçait d’une voix forte :
– La séance est ouverte.
La lumière baissait. L’homme s’avançait jusqu’à un fauteuil metteur en scène disposé au premier rang. Devant ce fauteuil se trouvait une petite table, sur laquelle étaient posés un grand gobelet de thé brûlant dans un support en argent et, juste à côté, deux fiches portant le titre des deux extraits présentés avec le nom des acteurs concernés. Il s’asseyait, sortait un petit réveil de voyage en or, l’ouvrait, l’installait devant lui sur la table, saisissait la première fiche, l’élevait vers la lumière et lisait le titre de la scène d’un ton neutre et plat. Il y avait un instant de nervosité et d’attente, comme à un mariage avant le oui ; chacun retenait son souffle. La lumière s’éteignait totalement. La scène commençait. Même en regardant attentivement le visage de l’homme, il était difficile de deviner ses pensées. Il regardait au plafond, serrait les lèvres, ou bien ses doigts jouaient avec son stylo, mais à part cela il restait immobile, composé. La scène terminée, la lumière revenue, il buvait une gorgée de thé et s’éclaircissait la gorge.
– Alors, mon petit, dis-moi… qu’as-tu travaillé ?
Vendredi matin à l’Actor’s Studio : mon père au travail.
Les acteurs répondaient, parfois à contrecœur, parfois en larmes ; quelques-uns répliquaient avec assurance. Pop interrompait ou n’interrompait pas.
Lorsqu’il se mettait enfin à parler, la plus extraordinaire des transformations se produisait. Cet homme timide et lointain se mettait à vivre. Il donnait ses commentaires au fil de sa pensée. Une seule de ses phrases pouvait facilement durer une heure. Mais quelle phrase ! Il parlait de la scène, de la signification de la pièce, des idées de l’auteur. Il bondissait sur ses pieds pour expliquer comment le lanceur, au base-ball, prend une certaine position avant d’envoyer la balle, pour se détendre ; il crachait dans ses mains en remuant son derrière, ce qui provoquait les rires de l’assistance. Ou bien il montrait comment Toscanini dirigeait un orchestre. Ses mains, de petites mains courtes presque comme celles d’un enfant et en tout point semblables aux miennes, devenaient éloquentes. Il s’en servait pour peindre, pour faire de la musique. Derrière ses lunettes, ses yeux sombres brûlaient d’un feu dévorant. Il était doux, puis soudain violent, furieux par moments si l’acteur ne comprenait pas. Lorsqu’il hurlait, je m’enfonçais dans mon siège. Je détestais qu’il perde ainsi le contrôle de lui-même, et je savais qu’il s’en voudrait par la suite, lui qui insistait sur la maîtrise de soi. Je lui demandai un jour :
– Pourquoi cries-tu comme ça ? Pourquoi es-tu tellement en colère contre eux ?
– Je t’en prie, mon petit, je n’étais pas en colère. J’essayais de réveiller la volonté de cet acteur. Elle est en sommeil, et sans elle il ne sera jamais bon.
Il n’en avait pas moins l’air en colère. Et parfois les étudiants étaient bouleversés par ce qu’il disait. Shelley Winters m’a dit :
– Susan, si vous allez chez le docteur et qu’il vous donne le médicament qui vous guérit, vous n’êtes pas obligée d’aimer le médecin.
Tout ce que je savais, c’est que s’il me faisait une scène pareille, j’en mourrais. Comment pouvait-il être gentil avec certaines personnes, doux et généreux, et se montrer si dur avec d’autres ? Était-ce parce qu’il percevait quelque chose de spécial en eux, une résistance, un manque de respect envers leur propre talent, une paresse qui le rendait fou ? Pas question que je monte sur cette estrade.
Quoi qu’il dise ou fasse, il avait le pouvoir d’inspirer l’assistance, de l’emmener au-delà de lui-même. Il montrait au public la grandeur, la transformation, le champ des possibilités. L’acteur, l’écrivain, le metteur en scène, l’artiste visionnaire, porteur de la flamme, magicien, alchimiste. Avec son accent du Lower East Side et ce drôle de cliquetis dans sa gorge dû à une perpétuelle sinusite, la voix rendue rauque par l’émotion, il nous offrait une vision. Nous devenions des surhommes, nos sens éveillés, en alerte, vivant dans l’instant avec spontanéité et discipline. Il incarnait ce poème de Kenneth Patchen : « C’est ta vie, mets-y ton âme ».
Il sautait de la mythologie grecque à Beethoven en passant par Jackie Robinson, puis expliquait comment préparer une salade de fruits : peler, nettoyer, mélanger, procéder par étapes. Il disait qu’une scène devait se préparer de la même façon. Mike Nichols avoua qu’il pensait toujours à une salade de fruits lorsqu’il dirigeait un film.
Comme tous les grands professeurs, il racontait des histoires, parlait de sa famille, des acteurs, de l’homme de la rue. Et il voyait tout. […]
Marilyn faisait souvent une entrée tardive et discrète au Studio, habillée d’un blue-jean, d’un pull trop grand, de lunettes noires, la tête entourée d’un foulard. Elle ajoutait un manteau s’il faisait froid. Elle pouvait arpenter les rues de New York ainsi vêtue sans attirer l’attention. Un jour, après les cours, nous descendions Broadway et personne ne la remarquait. Quelques passants à l’œil de lynx se retournaient parfois pour vérifier si…, mais reprenaient vite leur marche.
– Vous voulez que je sois elle? demanda-t-elle soudain.
Bien sûr que nous le voulions, nous n’étions pas sûrs d’avoir compris ce qu’elle voulait dire. Sous nos yeux, elle alluma je ne sais quelle lampe intérieure, balança ses hanches, et changea le rythme de sa démarche. Elle ôta prestement son foulard, révélant ses cheveux blonds en désordre. Tout se passa comme si elle avait envoyé un signal secret, comme les oiseaux ou les abeilles.
– Regardez ! Ô mon Dieu, ce n’est pas possible ! Si, c’est elle ! Marilyn, Marilyn !
Susan Strasberg, Marilyn et moi, trad. Emmanuelle Pingault