Tous les problèmes que Shakespeare porte à la scène, toutes les questions qu’il pose s’adressent à nous – aujourd’hui. Hamlet, Lear, Richard III n’appartiennent pas qu’au passé. Othello, Desdémone ne sont ni des imageries romantiques ni des créations abstraites : leurs actes éclairent notre destin et nos actes, leur sort nous concerne directement, leur violence est la nôtre, celle de notre temps.
« Hamlet en ce milieu du siècle »
1.
La bibliographie des thèses et études sur Hamlet donnerait un volume deux fois plus gros que l’annuaire du téléphone de Varsovie. Jamais on n’a écrit autant sur le moindre Danois de chair et de sang ; ce prince shakespearien est incontestablement le plus célèbre citoyen du Danemark. Hamlet s’est grossi de gloses et de commentaires ; il est l’un des rares héros littéraires à vivre en dehors du texte, à vivre hors du théâtre. Son nom a une signification même pour ceux qui n’ont jamais lu ou vu Shakespeare. En ce sens, il est semblable à la Mona Lisa de Léonard de Vinci. Bien avant d’avoir vu ce tableau, nous savons déjà que la Joconde sourit. Ce sourire est en quelque sorte détaché du portrait. Il comporte non seulement ce qu’a exprimé Vinci, mais également tout ce qu’on en a écrit. Trop de jeunes filles et de femmes, de poètes et de peintres ont essayé de deviner le secret de ce sourire. Pour nous, ce n’est plus la seule Mona Lisa qui sourit, mais tous ceux qui ont voulu surprendre son sourire. Et tous ceux qui l’ont imité.
Il en est ainsi de Hamlet, et plus encore de Hamlet au théâtre. Car, il est impossible de jouer Hamlet, tout simplement. Peut-être est-ce pourquoi il tente tellement le metteur en scène et l’acteur. Bien des générations ont retrouvé leurs traits en lui. Et peut-être le caractère génial de Hamlet consiste-t-il en ceci qu’on peut s’y examiner comme dans une glace. Un Hamlet parfait serait tout à la fois le Hamlet le plus shakespearien et le plus contemporain. Est-ce possible ? Je l’ignore. Mais ce n’est qu’ainsi que nous pouvons apprécier chacune de ses mises en scène. Nous demander combien cela comporte de Shakespeare, et combien cela contient de nous-mêmes.
Il ne s’agit nullement – dois-je le dire – d’une actualité tirée par les cheveux, d’un Hamlet qui se jouerait dans une cave de jeunes existentialistes. Du reste, on l’a joué en frac ou en collant de cirque, en armures médiévales ou en atours de la Renaissance. Il ne s’agit pas du costume. Une seule chose importe : parvenir, par l’entremise du texte de Shakespeare, à notre expérience contemporaine, à notre angoisse et à notre sensibilité.
Hamlet contient bien des problèmes : la politique, la violence et la morale, la querelle sur l’unité de signification de la théorie et la pratique, sur les fins dernières et le sens de la vie ; c’est une tragédie d’amour, une tragédie familiale, nationale, philosophique, eschatologique et métaphysique. Tout ce que vous voudrez ! Et c’est en plus une bouleversante étude psychologique. Et une intrigue sanglante, un duel, un grand carnage. On peut choisir. Mais il faut savoir dans quel but et pour quelle raison choisir.
[…]
Hamlet est comme une éponge. À la seule condition de ne pas le styliser ni le jouer comme une antiquité, il absorbe immédiatement tout notre temps. C’est la plus étrange des pièces que l’on ait jamais écrites ; précisément par ses lacunes, par son inachevé. Hamlet est un grand scénario dans lequel chacun des personnages doit jouer un rôle plus ou moins tragique et cruel. Et ce faisant, dire des choses splendides. Chacun doit exécuter une tâche dont il ne peut se défaire, qui lui est imposée par le scénariste. Ce scénario est indépendant de ses héros. Il est antérieur. Il définit la situation ; il détermine les relations mutuelles des personnages, il leur impose les gestes et les paroles. Mais il ne dit pas qui sont les héros. C’est quelque chose d’extérieur à eux. Et voilà pourquoi divers héros peuvent jouer le scénario de Hamlet.
L’acteur entre toujours dans un rôle tout prêt et qui a été écrit – n’est-il pas vrai ? – pas uniquement pour lui. À cet égard, évidemment, Hamlet ne diffère en rien des autres pièces. À la première répétition, les acteurs s’assoient autour d’une table. « Vous serez le roi, dit le metteur en scène, et vous, Madame, Ophélie, et vous, là-bas, Laërte. Nous allons à présent passer à la lecture de la pièce. » Le hic, c’est que dans la pièce elle-même, les choses vont se passer d’une façon fort semblable. Hamlet, Laërte, Ophélie doivent également jouer les rôles qui leur sont imposés, contre lesquels ils se révoltent. Ils sont les acteurs d’un drame qu’ils ne comprennent pas toujours jusqu’au bout, mais auquel il se sont trouvés mêlés. Le scénario arrête les actes des personnages qui jouent le drame, mais ne décide pas, ne doit pas obligatoirement décider des motifs de leur comportement ni de leur psychologie. Cela vaut non seulement pour le théâtre, mais pour la vie également.
[…] Examinons donc le scénario, afin de voir quels sont les rôles à distribuer. Car nous savons déjà que ce sont des héros contemporains qui les jouent. Hamlet, compris comme un scénario, est l’histoire de trois jeunes gens et d’une jeune fille. Les garçons ont le même âge, ils s’appellent : Hamlet, Laërte, Fortinbras. La jeune fille est plus jeune, elle a nom Ophélie. Tous les quatre sont mêlés à un sanglant drame politique et familial. Trois d’entre eux en mourront, le quatrième, plutôt par hasard, deviendra roi de Danemark.
J’ai écrit à dessein qu’ils étaient mêlés à un drame. Car aucun de ces quatre ne choisit son rôle ; celui-ci est imposé, il vient de l’extérieur, il est développé dans le scénario. Et le scénario doit être joué tel quel, jusqu’au bout, peu importe quels en sont les héros. Qui est en vérité Ophélie, qui est en vérité Hamlet ? Peu importe pour l’instant ; ce qui compte : qu’est-ce que le scénario ? Le mécanisme de l’histoire, le destin, la condition humaine ? Incontestablement l’un, l’autre et le troisième ; cela dépend de la façon dont nous voulons comprendre Hamlet. Hamlet est le drame des situations imposées. Et c’est en cela justement que réside la clef de sa compréhension moderne.
Le roi, la reine, Polonius, Rozenkrantz et Guildenstern sont définis sans équivoque par leur situation. Cette situation peut être tragique, comme dans le cas de la reine, ou grotesque, comme pour Polonius. Mais, entre la situation et le personnage, il n’y a pas ici d’hiatus. Claudius ne joue pas le rôle d’un assassin et d’un roi. Il est assassin et roi. Polonius ne joue pas le rôle d’un père despote du confident royal. Il est père despote et il a l’oreille du roi.
Il en va autrement pour Hamlet. Hamlet n’est pas seulement l’héritier du trône qui essaye de se venger parce que son père a été assassiné. La situation ne définit pas Hamlet, du moins elle ne le définit pas au point de supprimer toute ambiguïté. La situation lui est imposée. Hamlet accepte cette situation, mais tout à la fois se révolte contre elle. Il accepte le rôle, mais il est lui-même extérieur au rôle. Il est quelqu’un d’autre que son rôle. Il le dépasse.
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