« Tubes. La philosophie dans le juke-box », Peter Szendy [extraits] – la bande-son de nos vie

« Vous avez tous, comme moi, j’en suis sûr, été hantés, obsédés jusqu’à la nausée, possédés jusqu’à n’en plus pouvoir par un de ces airs comme ça, une de ces chansons que l’on entend par hasard, c’est-à-dire par nécessité, à la radio, au café, au supermarché : un de ces tubes, qui dès lors ne nous lâchent plus, qui sont là sur nos lèvres au réveil, qui rythment nos pas lorsque nous marchons dans la rue ou qui viennent soudain perturber, sans que l’on sache pourquoi, une chaîne de pensées, des rêveries dans notre for intérieur.

On peut les aimer ou les haïr : on peut les réentendre bien des années après et être happés par un flot d’émotion nostalgique qui nous emporte vers le passé comme si on y était ; on peut au contraire tenter de se défendre de toutes ses forces contre ce parasite musical qui se permet de se saisir de nous. Rien n’y fait, il y a là une sorte de virus qui nous gagne : ce que certains appellent des vers d’oreille. »

« Les tubes – Le Tube de Boris Vian en tête – parlent donc des tubes. Ils parlent d’eux-mêmes, de leur économie et de leur banalité, voire des fantasmes ou des fantasmagories identificatoires qu’ils suscitent en tant que marchandises. D’eux-mêmes ils disent comment ils marchent et pourquoi ils marchent sur le marché. Pour quelles raisons et pour quelles causes ils œuvrent, de quelle manière ils se produisent. »

« C’est lorsqu’on s’y attend le moins qu’on en est saisi, au plus profond. C’est lorsque plus rien ne paraît possible à leur écoute qu’ils viennent, à l’improviste, dénicher en nous ce que nous gardons de plus secret : un moment passé, un instant cher, une émotion ou une pulsion inavouable, qui n’appartiennent qu’à nous ».

« Quel serait le propre de la musique, qu’y aurait-il de proprement musical ou de musicalement obsédant dans les mélodies obsédantes ?

J’avancerais volontiers l’hypothèse qu’il y va, non pas d’une différence de sens, mais d’une différence de force. Ce que la musique aurait de (relativement) propre, ce serait, non pas un sens bien à elle, mais cette puissance d’accroc et de raccroc qui rend ses interruptions si irruptives et éruptives. Au fond, par-delà les infinis discours que Reik, à tort ou à raison, croit pouvoir retrouver en les greffant sur les mélodies revenantes qu’il étudie, ce que ces fantômes musicaux ont de commun, c’est leur force de surgissement. »

« Par la reprise qui semble l’habiter depuis toujours, le tube est d’autant plus hospitalier à tous les spectres émotionnels qu’il leur offre un espace quelconque, déjà tant de fois visité et revisité qu’il est proprement un lieu commun. »

« Censurer un tube, l’interdire, lui refuser le droit d’exister et de se reproduire dans les âmes, sur le marché des esprits, c’est au fond reconnaître son incomparable pouvoir de hantise sur la psyché. Car la chanson, en tant qu’elle vient et revient toujours nous dire que…, en tant qu’elle ne cesse de se porter vers le dire ou l’aveu mais sans rien dire ni avouer, a une force inouïe dans ce que nous avons nommé ses réiterruption. Elle a la force d’entraînement et de ralliement des hymnes ; elle est, en tant que ce ver d’oreille qui nous hante, un hymne intime, une sorte de Marseillaise de la psyché, irrépressible, compulsive, impossible à arrêter. »

« Ces hymnes intimes qui semblent avoir une fonction de ralliement du sujet à soi, à lui-même en tant qu’unique et singulier, ces inthymnes sont aussi, en même temps, des clichés : ce qu’il y a de plus banal sur le marché des marchandises musicales, ce qu’il y a de plus interchangeable dans la circulation des échanges. Bref, ces tubes qui nous ressemblent et nous rassemblent tant, ils se ressemblent tous. »

« Ce dont ils paraissent le plus disposés à se charger, c’est précisément ce qui s’est cristallisé comme une vie ou une tranche de vie : ce qui a pris forme pour devenir un, unique, une propriété à nulle autre pareille. Un instant, un été, une année devenus incomparablement nôtres, mais nôtres comme perdus, morts, impossibles à posséder.

Oui, ce que nombre de tubes chantent et nous font chanter, c’est la fama ou la renommée d’un moment peut-être inavouable, en tout cas singulier, qui survit sur le mode étrange de ce bien le plus propre que l’on ne possède pourtant plus. »

« Le tube, en chantant sa propre survie, se constitue comme cette structure d’autocommémoration qu’il est. Il n’est au fond rien d’autre que la fama elle-même, la renommée qui se renomme, la survie qui survit. Et c’est pourquoi, donnant le change, il se charge de l’affect de tout instant unique pour le répéter à l’infini, pour le retirer dans la clôture d’un secret qui en diffère la circulation dans l’attente de son retour éternel. »

« Nous les écoutons sans prêter l’oreille, en les accueillant à contrecœur, en croyant devoir être sourds aux mots usés, aux paroles si délavées que portent ces produits mélodiques manufacturés et diffusés à grande échelle. Or, c’est précisément dans la mesure où nous ne voulons rien entendre des marchandises musicales – auxquelles nous opposons une censure qui s’ignore –, c’est pour cette raison même qu’elles sont d’autant plus prêtes à refaire surface lorsque nous nous y attendons le moins, sans que nous les ayons appelées ou désirées. Elles reviennent alors, ces mélodies revenantes, elles reviennent en nous, malgré nous, pour nous parler de nous. Elles nous font même accéder à nous. »

« Avec telle ou telle de ces chanson qui font le tour du monde et qui semblent se valoir toutes, il m’arrive ainsi de faire le tour de moi. »

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