« La Course » d’Eva Hibernia, traduit de l’espagnol par David Ferré [extrait]

4.

Madeleine à la piscine. Il n’y a personne d’autre. Lumière aveuglante. Un matelas pneumatique en forme de requin flotte par-ci et par-là. Madeleine est assise au bout du plongeoir, très haut. Ismail monte par l’échelle. Il porte un costume impeccable.

: Vous voulez plonger ? Si vous voulez plonger, je peux bouger.

: Je ne veux pas plonger.

: Vaut mieux. Vous portez un très beau costume et le chlore l’abîmerait sans aucun doute. Vous le faites nettoyer au pressing, n’est-ce pas ?

: Je ne sais pas. Je ne m’occupe pas des vêtements.

: Ah oui, votre femme est là pour ça.

: Je n’ai pas de femme.

: Vous avez plusieurs femmes.

: Oui. Vous, c’est vous qui vous occupez de vos vêtements ?

: Hummm… Je les achète, je les porte, je les salis, je les lave, je les étends, je les repasse, je les mets sur des cintres, je les retire des cintres, je les porte, les traîne, je les froisse, je les frotte sur les sièges du métro, je les lave, je les étends, je les plie dans des tiroirs, je les déplie et je les porte, je les promène dans des bars, je les frotte contre des hommes, je les enlève dans des hôtels et les jettes par terre, je les remets le lendemain matin, je les porte froissés, pleins de transpiration, en piteux état, avec des taches de sperme et de café, je m’arrête dans les laveries, je les retire, j’attends nue pendant qu’ils se lavent, j’attends nue pendant qu’ils sèchent, pendant que j’attends je lis Dostoïevski, qui pèse très lourd, vous vous rendez compte que les livres de Dostoïevski, indépendamment de leur longueur pèsent toujours, toujours, très lourds ? Je ne me plains pas, comme ça je fais de la musculation en lisant Dostoïevski, je lève ses mille tonnes, je lève le monde, pour que, lorsque mes vêtements soient mettables je sois moi immettable. J’ai pris des bras, je pue le travail. Lire est un travail d’arrimeur dans un port, surtout s’il faut faire face aux énormes poids dont nous charge Dostoïevski. Je rentre donc dans la laverie, j’introduis la pièce qu’il faut donner à Caron, j’appuie sur le bouton. Le tambour est comme un utérus en métal, il tourne et tourne encore. Comment c’est après ?

: Après quoi ?

: Comment c’est après tout ça ? Moi, qu’est-ce que je deviens ? Ce n’est pas facile d’être dans le tambour d’une machine à laver, j’ai peur du moment où arrivera l’essorage (Brève pause.) C’est très agréable de parler avec vous. Vous m’inspirez.

: J’en suis ravi.

: (Elle rit.) Vous dites que vous êtes ravi mais vous n’en avez pas l’air.

 

A Bigger Splash, David Hockney (1967)

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