« Le spectateur », Christian Biet et Christophe Triau

C’est déjà commencé. Ce soir, j’y vais. Il a d’abord fallu « envisager-d’aller-au-théâtre », se mettre dans l’idée qu’on va voir des corps vivants, entendre un texte, s’asseoir devant un plateau dans un espace réservé au spectacle, à côté d’autres spectateurs que, contrairement au cinéma, on ne peut ignorer, que l’on sent, que l’on entend et souvent que l’on voit. Il a fallu prendre les places, à l’avance, généralement numérotées. Une cérémonie que tout cela, un rite qui marque la sortie du soir, une vraie envie. Ce n’est pas banal. Et puis il a encore fallu que je choisisse : le lieu, le bâtiment, sa réputation, son directeur (j’ai mes fidélités), les acteurs (on dit que tel ou telle est très bien dans la pièce), le metteur en scène, l’auteur (un classique, un moderne dont on parle ?), le texte (y en a-t-il un, au moins, cette fois ?). Ah, oui ! le texte, ce qu’il faut entendre et juger, à travers une suite d’entités qui le revendiquent : un texte éclairé, scénographié, exploré par la diction, porté par le jeu des acteurs, magnifié par le plateau ou englouti par lui. Compliqué. En me rendant au théâtre, je me sens obligé de faire plus de choix que pour tout autre spectacle, avec bien plus de prérequis. C’est intimidant en somme. Au point qu’on en vient à proposer des écoles du spectateur, ce qui me désespère. Ce soir, donc, j’ai décidé d’être curieux, de renouer avec ce qu’est d’abord le théâtre : un spectacle dont on n’a rien vu et que l’on n’a pas lu encore, un spectacle tout entier vivant. C’est risqué peut-être, mais j’ai pris la décision (une de plus) d’aller voir une pièce contemporaine, d’un auteur dont j’ignore tout. Un théâtre dont, dernièrement, on parle un peu plus dans certains journaux (et même à la radio). Les classiques ? Souvent les mêmes (un corpus limité : trois pièces de Racine, deux de Corneille, quatre de Marivaux, un maximum de cinq Molière), ou alors du Shakespeare : inusable, mondial, global, génial, mais je voulais changer. Soyons honnête : je souhaitais aussi éviter toute idée de séance pédagogiquement prescrite avec sa cohorte de cars scolaires. Alors voilà, j’ai mon billet, retenu de longue date, payé d’avance, reçu par la poste (un jour, il faudra que je regarde les abonnements…), et je m’achemine vers le bâtiment. Un bunker en banlieue, pour changer des théâtres à l’italienne, dorés, très parisiens (ils ont leur charme d’ailleurs). Au moins, je verrai le plateau tout entier. De loin, peut-être, mais je le dominerai sans me pencher, sans être rappelé à l’ordre de la droiture par mes voisins de derrière, parce que je leur cache quelque chose.

Je ne suis pas allé au cinéma. Non. Je serai moins ému. Peut-être. Je ne pleurerai pas – il ne m’est presque jamais arrivé de pleurer au théâtre. Mais je sais que, parfois, de curieuses choses se passent en moi, très différentes du spectacle en deux dimensions. Pas d’écran, pas de gros plan, pas le même type de captation par l’image. Pas de ça, ce soir, mais autre chose de bien intéressant à sentir et à penser. Et, pour une fois, je fais mentir les statistiques : je viens seul. C’est, pour moi comme pour tous les spectateurs, très rare. En effet, il y a toujours, dans la séance théâtrale, un côté collectif, un rituel, un effet de groupe. Et s’il est maintenant convenu, depuis peu finalement, de se taire durant les représentations, on sent bien qu’avant, après, pendant les entractes, on est là pour converser, pour commenter le jeu des acteurs, pour apprécier l’intrigue, la mise en scène, et aussi pour parler d’autre chose. D’ailleurs, même pendant le spectacle, le silence (le mien, celui de mes voisins) est comme animé, signifiant, et témoigne de notre présence collective.

C’est déjà commencé. Je m’approche, en avance, avant que la sonnerie ne retentisse pour m’indiquer le vrai début. Je vois des gens dans le grand hall : le public. Comme dans un aéroport, ces futurs spectateurs sont en partance, sans bagage visible, sinon leur bagage culturel, trop ostensible parfois. Certains mangent, boivent, d’autre pas. Certains attendent, d’autres feuillettent déjà le mini-programme ou un journal gratuit. La plupart discutent. Brouhaha. Je remarque, en passant, qu’on ne s’habille plus (ou alors en noir, façon « théâtreux »). Plus de sonnerie, du reste, non plus : un son qui couvre le bruit afin qu’on s’achemine, billets déchirés, vers l’ouvreuse ou l’ouvreur – sans doute étudiant en théâtre dans l’une des nombreuses formations universitaires qui accueillent ces jeunes gens. À peine assis à ma place, je me demande si je n’aurais pas été mieux ailleurs. Plus près ? Non, je  ne souhaite pas observer le détail des visages, voir la sueur et les postillons des comédiens, me trouver trop près de la technique de leur jeu. Plus loin ? Oui, pour le point de vue surplombant, non pour le son, peut-être trop faible, non plus pour la trop grande conscience que j’aurais alors de la salle, des rangées qui me séparent du plateau. Plus central ? Oui, pour l’œil du prince qui serait alors le mien, mais non pour les déplacements des acteurs, non pour le regard de côté que j’aime bien avoir sur l’ouverture du champ. De toute manière, je sais que je regretterai toujours de ne pas être à un autre endroit, que je regretterai toujours de n’être pas double, triple, multiplement ubique, pour appréhender tous les points de vue. Il faudra, éventuellement, revenir (ce que je ne fais qu’extrêmement rarement). Je suis donc assis, bientôt dans le noir (peut-être), silencieux (c’est l’usage depuis moins d’un siècle), attendant l’arrivée de corps qui parlent. Des corps de comédiens et peut-être de personnages, voire d’entités particulières, qui, eux, vivent une double vie, alors que moi, je suis, à tous égards, empêché, immobile et muet. J’aimerais bien qu’on m’élève un peu plus, qu’on me convoque autrement que par mon silence, mon attention assise, mon ennui, mon sommeil, mon rire ou mes applaudissements. Je soupire et je rêve en regardant les spectateurs éteindre leurs téléphones portables après l’injonction d’une voix absente. Comme dans un rite moderne : on s’exclut individuellement et collectivement du monde comme il est, on est là, seul, parmi plusieurs. Mais déjà je constate que je ne suis pas seulement là pour observer un ailleurs radical, comme on le fait encore dans certains théâtres : le plateau est ouvert, le rideau n’existe pas et il n’y aura pas les trois coups indiquant le passage à l’illusion. Sur la scène, quelques comédiens, éclairés, nous regardent. Attendent-ils de se transformer en personnages ou attendent-ils simplement le moment où ils vont jouer ? Voilà, ça recommence, avant même d’entendre un mot, je suis convoqué, interloqué, questionné, et je dois résoudre des énigmes, être aux aguets, m’éloigner de la paresse et de l’inanité (dans laquelle, pourtant, mon rôle d’assis muet devrait me cantonner). Presque malgré moi, j’agis déjà sans bruit, je me demande des choses. Je viens pour avoir de l’émoi, mais je sais aussi qu’une grande partie de cet émoi viendra de mon savoir. Dans ce grand aéroport-supermarché-centre culturel, sur ce fauteuil gris (le rouge serait trop conventionnel, trop archaïque), et avant même que tout soit en place pour plusieurs heures, je m’interroge déjà sur mes bagages. Qu’ai-je emporté pour le voyage ? Des choses inutiles, comme toujours : des références anciennes, une idée de la boîte à illusion, du personnage, de la fiction autonome, du quatrième mur, des conventions en somme. Mais sont-elles si inutiles, ces choses-là ? Je voudrais être naïf ; mais je sais, d’ailleurs « on » sait, que je ne le serai pas. Alors, comme au moment d’un accident, comme avant de passer à la mort, je revois mes références, sans rien faire, sans pouvoir rien y faire. J’anticipe, je joue avec moi-même de la prolepse, parce que le lieu me met en état de le faire. Et dans mon envie consentie, avant que le spectacle commence, de vouloir savoir ce qui va se passer, je reprends, sans même y penser, tous les fils, tous les indices, et j’en fais un faisceau.

Je suis donc en banlieue, hors d’une certaine tradition, mais dans une autre. Je suis dans un bâtiment moderne (et déjà marqué par une histoire) qui a son image sociale et culturelle, dans une salle qui admet que chacun puisse voir et à peu près entendre à égalité, devant un plateau de grande dimension, avec un public particulier (mêlé ce soir, différent du public d’hier et de demain). Là, j’ai loué mon lieu particulier, l’espace de mon siège, pour quelques heures. Devant moi, autour de moi peut-être, il y aura un lieu que je vois maintenant, mais qui, aussi, va changer grâce aux corps, aux objets, à la lumière, aux déplacements, et à l’effort que je consentirai à faire pour qu’il change, pour qu’il représente un autre espace. Je ne suis pas en été (je ne serais pas dans ce lieu-là, en été), pas un lundi (jour de relâche généralement). Je suis là, pour un soir, et je sais que je pourrai sortir environ à 11 heures ; j’aurais pu venir en « matinée » (autrement dit… l’après-midi), un dimanche, mais je n’aime pas les matinées (j’y suis décalé, pas vraiment disposé – et il me semble, mais c’est peut-être moi, que c’est parfois aussi le cas pour les comédiens). J’attends que l’échange se fasse : qu’on me donne, à moi et aux autres, la jouissance d’un temps particulier contre la somme que j’ai versée. Je loue mon implication contre une transformation. J’attends ainsi que le temps, que mon temps, change, que les quelques heures qui me séparent du retour vers l’extérieur m’attirent dans un autre temps, si difficile à définir, et qui dépend de ce qu’on va me proposer : serai-je là pour observer du passé, du futur ? une sorte de présent ? serai-je dans les trois simultanément, ou contradictoirement, ou dans un temps annulé, abstrait, mais présent, contemporain ? Quelle fiction et quelles sensations, vais-je recevoir ? Comment vais-je être touché ? Je ne sais pas qui, exactement, est à côté de moi, mais je sais qu’ils sont là, dans l’espace, le temps, la posture qui nous caractérisent comme spectateurs. Et, au creux de cette assemblée figurée par le public, vont s’animer des comédiens cadrés par une scénographie, et qui font nécessairement partie de la communauté.

Et tandis que je convoque, en rêvant, mon savoir de spectateur idéal, les lumières de la salle s’estompent et les acteurs semblent s’animer. Toutes ces questions, « Où suis-je, quand suis-je, qui suis-je et que sont-ils ? » disparaissent à mesure qu’un son off parcourt le lieu. Elles passent au second plan, comme un effet de sourdine. J’oublie et j’espère m’oublier un moment, dans ce mélange de savoir en sfumato et d’émoi que je souhaite. Je sais bien tout cela, mais quand même… Je suis là. Je suis l’un des multiples spectateurs, je ne représente rien (et je sais cependant que, tout autant, je représente tout…). J’attends les corps vivants et la voix des mots, les objets éclairés, le lieu que je pourrais presque investir si je n’étais pas moi. Je sens la présence du présent. Je me concentre sur l’éphémère. Ça commence.

 

Qu’est-ce que le théâtre ?, Christian Biet & Christophe Triau

 


The Theatre Royal Drury Lane. Oom Pah Pah! Oliver
, Francis Hamel (2009)

 

 

Related Posts

None found