En attendant le Festival d’Avignon, la saison s’achève à la Villette avec Ophelia’s Got Talent, spectacle de la chorégraphe autrichienne Florentina Holzinger créé en 2022 à la Volksbhüne. L’œuvre est aussitôt entrée au répertoire de l’institution berlinoise à laquelle l’artiste est associée, et a déjà connu une tournée importante en Europe avant de nous parvenir. Les repères sont cependant un peu brouillés par la catégorisation en « danse » du spectacle, qui semble plutôt relever de la performance et qui est « aussi du théâtre » comme le reconnaît Florentina Holzinger. Dans tous les cas, une dramaturgie soignée immerge dans une réflexion sur la représentation du corps féminin à travers le motif de l’eau, élément convoqué grâce à de nombreuses figures artistiques et exploré par des actions spectaculaires sur scène.
Dès les premières secondes, le nu est imposé comme une norme. Si la scène reproduit les codes esthétiques d’un plateau télévisé, d’après le titre du spectacle qui évoque ces émissions chargées de révéler des talents en tout genre, l’arrivée d’une femme pirate à moitié nue vient perturber le caractère lisse des lumières et des sièges blancs des jurés équipés de buzzer. Son débarquement se fait par vidéo interposée au départ, puis elle déboule du haut de la salle, chapeau tricorne, œil sanguinolent, barbe effilée, dents branlantes, chemise et cul nu, longue-vue et bouteille de rhum à la main. Après avoir annoncé du jamais vu, elle introduit les trois jurées, elles aussi nues, simplement équipées de micros qui ceinturent leurs corps. La simplicité avec laquelle elles assument leur nudité décomplexée congédie les codes factices de beauté qui nous sont quotidiennement imposés et le regard objectifiant qui va avec. Cette nudité est d’autant plus banalisée que parmi ces corps, se distingue celui hors normes de Saioa Alvarez, personne de petite taille qui se déplace avec un déambulateur mais qui éconduit toute forme de curiosité concernant son physique ou sa mobilité en prenant place sur son siège à côté des deux autres, parfaitement à l’aise.
Cette entrée en matière, indépendamment des repères narratifs qu’elle met en place, offre la possibilité d’un regard autre qu’obscène sur le nu. Ces femmes totalement libérées dans leur rapport à leur corps en imposent aussitôt alors qu’elles s’apprêtent à juger les performances extraordinaires d’autres femmes – une pole dancer, une avaleuse de sabre, une danseuse porteuse de trisomie 21, une apnéiste spécialiste de crochetage… La piratesse a tout de suite caractérisé les trois juges en les disant plus ou moins empathiques et plus ou moins cinglantes, posant ainsi un cadre dramaturgique que leurs réactions complémentaires confirmeront à chaque fois. Mais leurs commentaires démontrent surtout un alliage singulier et inspirant de bienveillance et d’exigence, qui met en valeur la puissance de chacune des artistes invitées à se produire et qui instaure les termes d’une sororité inébranlable. Les entrées successives des différentes personnalités rappellent les spectacles de Pippo Delbono, qui a travaillé toute sa carrière avec des individus multiplement remarquables, mais les bons sentiments sont ici mis à l’épreuve d’actions risquées qui soulignent l’excentricité des corps et qui aiguillonne pour mieux l’invalider la fascination malsaine que peuvent convoquer le cirque ou les freak shows. On pensera aussi à l’endoscopie du Julius Caesar de Castellucci quand l’avaleuse de sabres substituera à ses lames une caméra pour révéler l’intérieur de ses entrailles, habitées de poissons colorés.
Mais les réminiscences sont rapidement dépassées par le fait que le faux s’immisce dans ces images vidéo, et plus encore dans certaines performances, notamment quand une femme enchaînée est immergée dans de l’eau et qu’elle doit procéder à sa propre libération pour se sauver. L’incrédulité se mêle à la crainte quand on la voit ouvrir d’un coup net les cadenas de ses chevilles grâce à l’épingle à cheveux réclamée à une femme du public, ou lorsqu’elle finit par paniquer au moment d’en venir à sa chaîne de cou. Le danger est bien réel, car l’eau et l’apnée sont bien réelles, mais le risque est maîtrisé, comme le dit la musique qui s’arrête au moment voulu ou l’équipe nombreuse de la régie et du théâtre qui débarque pour s’effrayer passivement du danger frôlé. À ce stade, on n’y croit plus. Mais on y a cru, ou on a voulu y croire, et cette oscillation fascine encore plus que la menace d’un vrai accident. Florentina Holzinger dit vouloir travailler l’illusion de la souffrance plutôt que l’authentique souffrance, à la différence de ses illustres prédécesseurs ou contemporains dans le champ de la performance. Ce faisant, elle renouvelle notre rapport aux actions spectaculaires exercées sur les corps – se piercer la joue avec un énorme hameçon ; se faire tatouer une ancre sur la fesse ; ne pas cligner des yeux. Tout devient épreuve, mais épreuve joyeusement maîtrisée et potentiellement faussée par l’entremise de la caméra et les images qu’elle est supposée capter, parfois modifiées de manière vertigineuse.
Le pseudo incident met fin au show et à sa mécanique répétitive, et ouvre la voie à une tout autre dynamique. Tout un équipage de femmes marins, de marines, vient entourer la piratesse et offrir un numéro de danse en claquettes. Des titres viendront ensuite tisser le fil dramaturgique qui construit le spectacle, derrière ses allures parfois trash et potaches. La figure d’Ophélie annoncée en titre introduit le thème de l’eau, ensuite décliné avec d’autres : les sirènes, Mélusine, Léda, Narcisse… Toute une poétique bachelardienne de l’eau se déploie par la parole et par les corps qui exploitent tous les recoins du terrain de jeu que constitue la scénographie. Les fauteuils des jurées sont évacués, mais le bocal mobilisé au début du spectacle sera ensuite hanté de figures mythiques – pêcheuse au harpon, nageuse au trésor, sirène au trident – avec cette fois de l’oxygène qui fait flotter les cheveux des femmes et leur permet de rester immergées des dizaines de minutes. La piscine centrale, au départ bassin de natation où discuter de la pensée d’Héraclite au bout de cannes à pêche deviendra ensuite fontaine ou bain de sang. Au loin, des aquariums permettront encore à des ondines tout droit sorties des toiles de Klimt de nager dans des lumières turquoise qui créent des visions magnifiques.
Les références artistiques, littéraires, picturales, philosophiques, mythologiques ou musicales se démultiplient au gré des tableaux ponctués de titres flottants. La partition musicale du spectacle joue un rôle important dans cet ensemble, qu’elle soit diffusée ou interprétée sur scène par une harpiste et une violoncelliste, qu’elle réinterprète des morceaux classiques ou qu’elle reprenne les codes de la comédies musicales. Cultures savantes et populaires se retrouvent plongées dans le même bain, les femmes sont invitées à reperformer la toile de Millais qui représente Ophélie ou à se réapproprier les stéréotypes de la vie de marins fêtards et vulgaires. Si les œuvres citées sont toutes celles d’hommes, elles se retrouvent au plateau conjuguées au féminin, réinterprétées dans le sens d’une libération des figures de femmes et d’une réparation des torts qu’elles ont subi. De manière symptomatique, le seul homme qui montera sur scène et rejoindra cet équipage exclusivement féminin – un volontaire du public – en disparaîtra définitivement après avoir plongé dans l’eau pour récupérer une fiole de rhum.
Dans cette vaste opération d’empowerment, les références brassées apparaissent comme des jalons qui fusent sans submerger, car l’action l’emporte bien souvent sur le discours. Danser, plonger, nager, écailler le corps d’une autre à la lame, ramper sur le sol avec une queue de sirène, faire le récit d’un viol et subir en même temps une intervention gynécologique, résister à une tempête, se masturber sur un hélicoptère qui finit par éjaculer, éventrer une femme enceinte… On écarquille à plusieurs reprises les yeux devant les risques, réels ou fantasmés, devant la surenchère soigneusement cultivée et devant la débauche de moyens que réclame un tel spectacle. Mais au-delà de la surprise, de l’étonnement ou de l’effroi, les séquences en viennent à dresser les portraits de femmes talentueuses, athlétiques, combatives, impressionnantes, mais aussi profondément drôles. Leurs démonstrations sont chaque fois sérieuses, car radicales, mais l’humour est constant, permis par une grande conscience de ce qui se fait sur scène et de l’effet produit sur le public. Cette maîtrise soutient le regard. Même si c’est parfois avec la main sur la bouche, on observe avec attention, sans jamais basculer dans une fascination obscène. La mise en équilibre fragile du regard qu’on pose sur ces corps, placé au cœur du spectacle dès les premières minutes et constamment remis à l’épreuve, est peut-être la prouesse la plus impressionnante de ce talent show.
Le seul détail qui surprend dans ce flux car il échappe à la cohérence qui nous embarque mais nous dépasse parfois – le fait que les corps se rhabillent parfois conventionnellement pour un instant – est dénoncé comme le résultat d’une censure à l’issue du spectacle. Après les applaudissements enthousiastes de la salle, Florentina Holzinger prend en effet le micro pour raconter que le spectacle a tourné dans plusieurs pays d’Europe depuis sa création, et parfois dans des pays aussi conservateurs que la Pologne. Mais il n’y a qu’en France qu’il a été censuré, au nom d’une réglementation qui interdit les corps nus sur scène en présence d’enfants. Or – autre motif de se décrocher un peu la mâchoire dans le cours de la soirée –, il y a des enfants dans ce spectacle pourtant « conseillé à partir de 18 ans ». (Dès le moment de prendre connaissance du spectacle, cette indication retient l’attention et amène à se demander s’il y a des précédents. On connaît les films interdits au moins de 18 ans pour leur caractère pornographique ou la très grande violence qu’ils mettent en spectacle ; la mention paraît en revanche assez inédite au théâtre, et mérite en tout cas recherche.)
En attendant, Florentina Holzinger démontre que l’avertissement n’est pas incompatible avec l’irruption d’enfants à plusieurs moments du spectacle, chargées d’incarner l’avenir. Les corps jeunes qui tendent délicatement des miroirs aux corps adultes finissent par danser avec une énergie contagieuse malgré l’altération de l’élément aquatique par une pluie de bouteilles en plastiques, et leur présence donne une ampleur transgénérationnelle à la sororité déployée sur scène. Alors qu’il paraît évident que le spectacle a été soigneusement construit et pensé, que ces enfants ont été accompagnées tout au long du travail par des spécialistes et par leurs parents, l’artiste se voit obligée de prendre la parole pour le dire. Elle se retrouve également à formuler explicitement ce que les deux heures trente de spectacle ont magistralement démontré : la nudité peut et doit être décorrélée de la sexualité, il est plus que temps de désérotiser les corps des femmes. Si la censure appliquée est franchement regrettable et condamnable, elle a pour vertu inattendue de souligner la pertinence dramaturgique et la portée sociétale du spectacle, au-delà de sa capacité à reconfigurer la performance et à refaçonner notre regard sur elle.
F.
Pour en savoir plus sur Ophelia’s Got Talent, rendez-vous sur le site de la Villette.