La MC93 accueille un spectacle de Mathieu Bauer et Sylvain Cartigny actuellement en tournée : Palombella Rossa, d’après le film de Nanni Moretti du même titre. Le metteur en scène, plusieurs fois inspiré par le cinéma, créait en 2003 un spectacle à partir d’écrits du critique Serge Daney. C’était là un point de rencontre avec Nicolas Bouchaud, qui a également porté les textes de Daney dans La Loi du marcheur, mis en scène par Éric Didry en 2010. Cette convergence a conduit à la collaboration des deux hommes pour Palombella Rossa : Bauer choisit de confier à Bouchaud le rôle tenu par Moretti lui-même dans le film, celui d’un joueur de water-polo à la mémoire qui flanche, qui est aussi un député communiste parmi les derniers représentants de son espèce, qui relate l’histoire de son parti et les idéaux qu’il portait sans tout à fait comprendre comment sa pensée a pu devenir aussi marginale. Le spectacle recompose un personnage profondément attachant, à partir duquel est menée de manière délicate et nuancée une réflexion sur la gauche qui retentit salutairement avec notre époque.
Sur le plateau, une estrade bleu clair devant laquelle sont disposés des tabourets Tam Tam blancs. À cour, une buvette et un orchestre enfoui dans le décor, qui évoque les piscines qui servent de cadre dominant au film de Moretti. Après quelques indications projetées sur l’écran de fond qui rappellent l’année du film (1989) et son contexte de création (l’Italie en crise, le Parti communiste italien en crise, Nanni Moretti en crise – cela même avant l’effondrement du bloc communiste), six personnes entrent sur le plateau en peignoir, s’installent sur les tabourets et nous font des grimaces tandis qu’une voix off s’adresse à un certain Michele. Cette entrée en matière un peu étrange est interrompue par Nicolas Bouchaud qui fait irruption au milieu du public avec un volant de voiture à la main, cheveux hirsutes et vêtements imprégnés d’une poussière blanche. Son apparition et ses questions ahuries suggèrent qu’il vient d’avoir un accident qui lui a fait perdre la mémoire. Il nous demande où il se trouve et ne comprend pas les appels des autres, qui l’encouragent à les rejoindre. Bouchaud finit par monter sur le plateau, se mettre en maillot de bain et revêtir un bonnet de water-polo comme ses pairs pour engager la partie.
Dès lors, tout s’entremêle : son enfance avec sa mère qui l’envoie à la piscine, ses matchs et ses relations tumultueuses avec l’arbitre et le coach de l’équipe, deux individus qui lui courent après avec des pâtisseries à la main, ses tirades politiques à une journaliste dépassée, ses relations maladroites avec sa fille et ses trous de mémoire qui donnent sens à l’impression de désordre qui domine. Le metteur en scène et son équipe nous submergent, nous forcent nous aussi à plonger dans le grand bain, mais ils restent près du bord : l’immersion est accompagnée des rythmes et musiques interprétés par Sylvain Cartigny et Mathieu Bauer lui-même, parfois accompagnés par Clémence Jeanguillaume à la voix, derrière le bar de la buvette. Les airs, de variété italienne ou de rock joué avec douceur, s’articulent de manière très élégante à ce qui se joue au centre. Nous servent également de bouée le jeu dégingandé de Jeanne Lepers, tantôt coach, tantôt journaliste, son corps élastique en tension et ses mines un peu grotesques, et le ballet de Matthias Girbig et Gulliver Hecq, qui endossent quantité de rôles en changeant à chaque instant de costumes mais sans jamais quitter leurs claquettes, qu’ils soient joueurs de water-polo, présentateur télé ou théologien.
Si l’on craint au départ la noyade, le rythme du spectacle ne nous laisse pas le temps de décrocher. Il est avant tout conféré par un montage de scènes courtes qui font passer du coq à l’âne et permettent de tout intriquer. Outre ce mode de narration fragmenté, la matière d’origine du spectacle est plus directement rappelée par des tirades qui décrivent en cascade les plans du film de Moretti, désignés comme tels par les indications « dehors jour », « intérieur soir », etc. La parole vient ainsi suppléer à l’action scénique en décrivant ce qu’on ne voit pas sur scène, que ce soient les actions d’un match de water-polo ou des gros plans sur tel ou tel personnage. Cette modalité de récit permet de changer de focale, de point de vue, de raconter autrement que par la reproduction de certaines scènes avec des moyens de fortune qui donnent une teinte légère à l’ensemble. Quelques images vidéo sont également convoquées, mais jamais celles du film directement. Ce sont par exemple des images qui texturent l’espace d’eau – mais sans doute moins évocatrices et poétiques que le mouvement flottant des corps qui nagent derrière l’estrade. Ou ce sont des extraits du Docteur Jivago de David Lean, qui raconte, derrière la romance, une histoire du communisme russe, qui se constitue ainsi en intertexte commenté avec mélancolie par Michele et ses camarades.
Nicolas Bouchaud erre au milieu de ces multiples strates narratives, aussi perdu que nous, mais il redit le sous-titre du spectacle qui doit nous servir de viatique : « Flotter, c’est encore du travail ». C’est valable pour le communisme, qui s’efforce de survivre tant bien que mal, de ne pas couler à défaut de remporter le match, mais aussi pour notre compréhension : il faut accepter de flotter un peu au départ, jusqu’à trouver le confort promis, ou du moins une attention intéressée qui immerge progressivement dans le spectacle. Elle survient le plus nettement avec les envolées de Michele, sur cet art de la surnage, sur le caractère insupportable d’avoir à prendre position sur tous les sujets, sur l’importance cruciale des mots, sur l’assurance déconcertante des fascistes face au doute permanent des communistes – tirades sans doute exhaussées par l’écriture d’Anne-James Chaton, écrivain mis à contribution dans le spectacle, dont les textes se fondent jusqu’à disparaître dans la trame déstructurée du scénario de Moretti.
Bauer rappelle que le titre du film désigne un lob en water-polo, en direction du gardien, un mouvement parabolique du ballon qui peut donner lieu à un but – à l’image de ceux qu’enchaîne Michele lors d’un match, jusqu’au moment d’être rattrapé par son tropisme irrésistible pour la gauche qui signe la défaite de son équipe. Le metteur en scène se sert de cette figure pour indiquer leur parti pris : « On ne va pas y aller de façon frontale ou dogmatique ». La mise en œuvre correspond au programme annoncé, le discours élaboré sur la gauche n’est effectivement pas militant. Il est teinté de mélancolie, voire de désespoir, mais un désespoir actif et créateur, sans doute insuffisant pour contrer le fascisme ambiant mais malgré tout réconfortant (ce qui est déjà beaucoup), et même inspirant.
F.
Pour en savoir plus sur Palombella Rossa, rendez-vous sur le site de la MC93.