« La Gioia » de Pippo Delbono au Théâtre du Rond-Point – troubles de présence pour dire une absence

Sur la scène du Théâtre du Rond-Point, Pippo Delbono annonce en personne, micro à la main, un spectacle en hommage à Bobò, une des figures emblématiques de sa compagnie. Un spectacle en forme de mausolée, intitulé « la joie ». Un spectacle qui commence sur une scène absolument vide et s’achève avec un tableau rococo débordant de fleurs, dans le style de Fragonard. Un spectacle qui travaille de multiples formes de présence pour contrer l’absence.

Pippo Delbono est un de ces artistes que l’on croit connaître sans connaître, au sujet desquels on lit régulièrement des articles ou des études. Mais la découverte tardive de son art révèle qu’il est impossible de prétendre en comprendre les enjeux sans avoir vu l’un de ses spectacles. L’occasion est enfin saisie avec La Gioia, par lequel on tente paradoxalement de rattraper tout le travail d’une compagnie à travers l’oraison funèbre de l’un de ses membres. La découverte est donc placée sous le signe de l’absence, celle d’un être qui a accompagné Pippo Delbono pendant plusieurs décennies, jusqu’à l’hiver dernier. Le metteur en scène lui-même prend en charge de guider le spectateur à travers ce mausolée. Il ne se contente pas d’annoncer en épigraphe que ce spectacle « renace de la memoria di Bobò » ; après la pantomime d’une sorte de clown, il revient, un micro à la main, et entreprend de présenter quelques membres de sa compagnie, avant d’évoquer le souvenir de Bobò. Si Pippo Delbono hante ainsi le spectacle de ses mots et de son corps, c’est qu’un tel sujet, si intime, ne peut se passer de lui, de sa biographie.

Pour cet hommage à l’ami perdu, Pippo Delbono choisit en guise de fil rouge la joie. Non pas celle solennelle de l’hymne de Beethoven, mais plutôt la philosophie douce de Don’t Worry, Be Happy. C’est là le premier morceau de toute une série qui, plus encore que les interventions de Pippo, structure le spectacle et distingue ses grands mouvements, grâce à des pièces baroques ou des remix aux rythmes contemporains qui brassent des mélodies connues. Sur le morceau de Bobby McFerrin, un être un peu étrange partage avec le public la joie de voir des fleurs pousser. D’un couplet à un autre, il vient arroser un parterre puis repart, tandis que des fleurs apparaissent chaque fois plus nombreuses dans l’intervalle. A chaque retour sur le plateau, sa présence paraît trouble. Il est à la fois gauche et bizarrement expressif. Quand Pippo Delbono met fin à ce manège et explique qu’il a rencontré Nelson il y a des années dans la rue, et qu’ils ne se sont plus quittés, on comprend que cette figure becketienne d’authentique mendiant n’a pas été lissée par ces années de compagnonnage. A l’extrême inverse, Pippo présente ensuite une danseuse de tango, autre fidèle de la compagnie en deuil de son conjoint quant à elle, dont les pas sur le parquet du plateau sont nets, tranchés, précis.

Quelque chose dérange dans le début de ce spectacle composite, progressivement identifié comme un défaut de présence. La première vision de la scène est un plateau nu, comme on n’en voit jamais – même si le dénuement a toujours beaucoup de succès sur la scène actuelle – car il ne laisse vraiment rien entrevoir. Il n’y a ni chaises discrètement posées sur les côtés, ni couleur particulière des spots de lumières, ni fond, ni sol. Ce plateau paraît d’autant plus nu que Pippo Delbono, en jean et chemise grise, est d’abord seul dessus, et qu’il ne cherche pas à l’occuper. Il s’avance et cherche sans feindre la marque qui doit le placer au centre de l’avant-scène, puis prend la parole, en tenant maladroitement ses feuilles qui menacent de s’échapper de ses mains, et fait entendre une voix essoufflée, qui ne déclame pas, mais simplement dit. Le metteur en scène paraît l’inverse d’un acteur, qui aimante le regard de sa présence, suscite le désir de le déchiffrer dans les moindres détails. Après lui, arrivent donc l’arroseur à la présence trouble, puis la danseuse, qui elle, capte, même quand Pippo Delbono danse avec elle de manière gauche, mais disparaît bientôt. Après eux, reste encore Pippo, qui ne cherche pas à être plus que ce qu’il est, qui n’est que lui-même, son micro à la main, qui annonce qu’il va présenter sa compagnie, ceci dans un langage simple, banal, qui ne réussit pas même à donner de la réverbération à sa parole.

Pippo annonce qu’il y aura dans ce spectacle en forme d’hommage des trous noirs, et surgissent alors des visions kitsch de monstres un peu désuets, qui paraissent tout droit sorties de maisons hantées de fêtes foraines, aux cheveux hirsutes, au maquillage marqué, aux silhouettes déformées par des costumes armaturés, sur des airs supposément dramatiques et dans des lumières stroboscopiques qui doivent amplifier le frisson qu’ils provoquent. Mais le frisson ne survient pas. De même, lorsque Pippo Delbono se retrouve dans une prison, et qu’il se contorsionne discrètement, tandis que sa voix prononce en off un texte vagabond sur la folie et la douleur. La distance qui sépare de la scène paraît alors insurmontable. L’expression de son corps semble fausse, elle met même mal à l’aise ; tout paraît trop affecté pour toucher.

Après cette séquence, arrive Gianluca. Autre membre historique de la compagnie, il est un trisomique, ici maquillé et apprêté pour chanter en play-back sur une chanson italienne romantique. Malgré son accoutrement, son visage, et ses yeux en particulier, ne laissent pas de doute sur ce qu’il est. Tandis qu’il essaie de conformer ses gestes aux mouvements de la musique, quelque chose rayonne autour de lui, d’autant plus fortement qu’il s’impose des contraintes, tente de se dompter lui-même. Sa performance le situe à l’autre extrémité du spectre de la présence scénique, par rapport à celle de Pippo Delbono, du côté de la surprésence. La justesse paraît ainsi bannie de cette scène, le spectateur a le sentiment d’être pris entre deux fréquences de radio, entre trop et trop peu. Mais progressivement, cette présence qui fait défaut ou qui sature l’espace se formule comme une question, et semble pouvoir guider à travers ces numéros. Serait-elle en réalité troublée pour indiquer une absence, celle de Bobò ?

Alors que Pepe, présence de l’ombre de la scène et réfugié de la dictature argentine, transforme le plateau à plusieurs reprises, le jonchant de petits bateaux en papiers, de tas de vêtements, ou de parterre de fleurs, avec une énergie chaque fois authentique, et que Delbono distille des formules bouddhistes, des bribes discrètes livrent de plus en plus d’informations sur Bobò. On le découvre un être à part, sourd, muet, microcéphale, qui a passé 45 ans dans un hôpital psychiatrique avant de rencontrer Pippo Delbono et de le suivre dans le monde entier. Sa présence est ressuscitée par ses signes, que Pippo reproduit en posant son micro. Elle l’est aussi par sa voix, enregistrée, qui emplit de présence l’espace de la scène et tord le ventre, faite de sons informes, aigus, impénétrables – qui avait pourtant semblé livrer la clé d’un spectacle passé au public allemand. De ces réminiscences se dégage un mystère qui fait percevoir la puissance incomparable de la présence de Bobò.

Bobò apparaît encore en creux comme une absence insurmontable, à travers la tristesse de Gianluca. Déguisé en pierrot, ce dernier feint des sourires et dessine des larmes sur ses joues. Quand Pippo raconte qu’avec Bobò ils faisaient la paire, qu’ils formaient le duo traditionnel du clown blanc et de l’auguste, la douleur de Gianluca, alors qu’il tient le gâteau d’anniversaire aléatoire de Bobò sur les genoux, s’impose avec une violente évidence. Gianluca est le seul à pouvoir exprimer sur scène sa tristesse, sans qu’elle ne devienne jamais feinte. Son émotion est absolument authentique, et elle s’abat d’un seul coup sur le spectateur, alors que jusque-là dominait un malaise. De ce théâtre brut, comme on parle d’art brut, se dégage une mélancolie profonde qui fait rouler quelques larmes sur les joues, à rebours de la joie annoncée. Cette joie qui finit par arriver mais qui, si l’on en croit Pippo Delbono, passe, comme la tristesse, et comme la peur.

F.

 

Pour en savoir plus sur « La Gioia », rendez-vous sur le site du Théâtre du Rond-Point.

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