« De Paris, un caballero » de José Antonio Alonso – éloge de la folie

Pour commencer l’année 2018, la maison éditoriale Tablas-Alarcos a programmé dans la salle Adolfo Llauradó la reprise d’un spectacle déjà ancien, créé en 2001 et qui depuis n’a cessé de tourner à Cuba et à l’étranger : De Paris, un caballero. Le spectacle est l’œuvre de José Antonio Alonso, comédien qui a longtemps fait partie d’une compagnie très respectée à Cuba, le Teatro Buendía, dirigé par Flora Lauten, et qui a créé à partir de cette œuvre sa propre compagnie, El Caballero. Ce seul en scène rend hommage à une figure devenue mythique à La Havane, le Chevalier de Paris, déjà honoré par une statue de bronze située sur la place San Francisco de Asís, dont la barbe polie indique la coutume selon laquelle lui toucher porte chance. Rendant chair au personnage, José Antonio Alonso relate l’histoire de cet homme hors du commun, dont le destin devient un moyen de parler de la Cuba d’aujourd’hui et des crises qu’elle traverse.

Un homme seul, assis sur une valise qui porte le nom de la capitale française, se réjouit d’apprécier la vue depuis le Malecón, cette grande digue qui longe une bonne partie de La Havane. Les pieds nus, les mains noires et le costume un peu défraîchi, il se laisse prendre par la mélancolie, divague, et conclut que tout n’est qu’une histoire de chaussures dans la vie : il s’agit de marcher, de suivre un chemin, ou de mettre les chaussures d’un autre pour changer de trajectoire… Ce disant, il en vient à sortir de sa valise qu’il dit chargée de souvenirs des chaussures qu’il porte comme des reliques. Ce sont celles du Caballero de Paris, dont il entreprend de raconter l’histoire sur un mode polyphonique.

Malgré le titre qui l’a rendu célèbre, José María López Lledín, n’est ni chevalier ni Français. Espagnol issu d’un milieu modeste, il quitte très jeune son pays natal pour Cuba, où il croit pouvoir vivre une vie meilleure. A peine arrivé, il multiplie les petits emplois dans les rues de la vieille Havane et surmonte tant qu’il peut son mal du pays, avant d’être pris dans une affaire trouble, jamais vraiment élucidée, qui le conduit en prison. Quand il en ressort, quelques années plus tard, il est autre. Désormais, il est le Roi du Monde… l’Empereur de l’Univers… le Chevalier de Paris ! Ce nouveau Don Quichotte du XXe siècle déambule alors dans les rues de la ville en proclamant ses titres, pris d’un délire de grandeur sans limite.

La question que pose celui qui raconte son histoire, lui aussi un peu paumé, qui demande à plusieurs reprises si on le prend pour fou, est celle de savoir comment le Caballero a réussi à atteindre la paix intérieure après son séjour en prison. Pour pénétrer le secret de cette légende urbaine, il interroge des gens dans la rue, que l’acteur fait entendre en modulant sa voix, et va jusqu’à faire parler le vieux lui-même, grâce à une marionnette. Les avis divergent sur le compte de cette figure érigée au rang de symbole – mais symbole de quoi, c’est là ce qui reste incertain au départ, et ce qui sollicite l’imaginaire.

Déployant toutes ses voix autour du Caballero, qui se mêlent et tourbillonnent autour de lui pour rendre compte de l’aura qui l’entoure, l’acteur révèle une grande qualité de jeu, tout en nuances, qui permet de mener à bien le texte complexe qu’il a conçu avec Irene Borges, à la structure en gigogne, pour reproduire le mouvement imprévisible de la folie du Chevalier. Les seuls appuis du comédien sont de rares accessoires. Outre sa valise, il reconfigure l’espace grâce à des panneaux qui indiquent des noms de rues de La Havane, celles de la vieille ville – Persévérance, Loyauté, Angoisse ou Solitude –, ou les bornes moins loquaces du Vedado, qui n’indiquent que des nombres ou des lettres. L’accompagne également une importante sonorisation, qui mêlent bruits de rue et musique, classique ou de salsa.

Ce court spectacle qui ravive une mémoire populaire, propre à La Havane, permet d’effleurer une réalité qui glisse entre les doigts : celle de ceux qui sont un peu en marge, inclus dans le système mais un peu laissés pour compte, qui ne réussissent pas à en trouver les brèches pour vivre mieux et qui rêvent d’un départ comme promesse illusoire d’une vie meilleure. La réflexion que propose José Antonio Alonso surgit à un moment où beaucoup de membres du Buendía avaient fait le choix de partir. S’étant lui-même posé la question, l’artiste s’est demandé où trouver la paix, et si le bonheur dépendait véritablement d’un départ définitif hors de son pays. La conclusion qu’il propose avec le Caballero est que la question n’est pas géographique, qu’il revient à chacun de trouver en soi-même les sources de son bien-être, en vivant en cohérence avec ses convictions et ses rêves – quitte à passer pour fou, comme le Chevalier. Alors que la postérité du Caballero de Paris relevait jusque-là du folklore, José Antonio Alonso l’érige ainsi en figure exemplaire de l’artiste et de la posture idéologique qu’il défend.

 

F.

 

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