« Némésis » de Tiphaine Raffier aux Ateliers Berthier – l’air vicié de notre temps

Tiphaine Raffier présente aux Ateliers Berthier l’adaptation d’un roman de Philip Roth, Némésis. La metteuse en scène, qui jusqu’ici montait ses propres textes, a cette fois choisi de s’emparer du dernier roman de l’auteur américain Philip Roth, écrit en 2010. Celui-ci n’a a priori rien à voir avec le théâtre, mais il a en revanche beaucoup à voir avec le précédent spectacle de Tiphaine Raffier. Dans le sillage de La Réponse des hommes, la metteuse en scène soulève en effet des questions d’ordre moral sur scène et parvient avec elles à saisir quelque chose d’impalpable qui paraît caractéristique de notre époque, un air du temps dans ce qu’il a de plus volatile.

Le grand espace du plateau, cerné sur trois côtés, est plongé dans le noir. Une voix off, accompagnée de quelques informations projetées en fond, plante le cadre. Nous sommes à Newark, ville du New Jersey, en 1944. La plupart des hommes sont partis faire la guerre en Europe, tandis que la vie continue de l’autre côté de l’océan, avec les femmes, les enfants, les vieux et les réformés. Parmi ces derniers, Bucky Cantor, un prof de sport adulé par ses élèves, est confronté à un drame. Il toque à une porte et se présente au père de son élève préféré, décédé. Le père l’accueille, lui montre l’aquarium chéri par son enfant qui seul brille dans le noir, et l’invite à l’enterrement, tandis que les cris de douleur de la mère déchirent l’espace sonore depuis la pièce d’à côté.

À la scène suivante, on apprend que l’enfant est mort de la poliomyélite – 10 ans avant la découverte du vaccin, donc – et qu’un autre de ses camarades est malade. Tandis que l’épidémie gagne la ville, les ados accusent les Italiens qui viennent leur cracher au visage pour les provoquer, les plus jeunes tiennent le vieil Horace qui erre près du terrain de sport pour responsable, et une mère, les hotdogs de la buvette qui se trouve en face de l’école, qui ne paie pas de mine. Une autre se précipite pour envoyer son fils en camp d’été, loin de la ville, laissant les plus démunis seuls exposés au virus. Bucky, après l’enterrement, s’efforce de rassurer parents et enfants et met un soin particulier à désinfecter le terrain de sport dont il parvient à maintenir l’ouverture, au nom de la santé de ses élèves qui ont besoin de se dépenser dans un endroit surveillé par ce temps de canicule, plutôt que de passer l’été livrés à eux-mêmes.

Déjà taraudé par la culpabilité de ne pas être au front comme ses amis à cause de sa sévère myopie, Bucky, jeune homme juif de 23 ans, se révèle torturé par la situation épidémique qui s’aggrave à chaque scène. Au départ Aliocha Karamazov pour l’amour que les enfants lui portent, il devient Ivan Karamazov qui ne supporte pas la souffrance d’un seul d’entre eux et en accuse Dieu. Bucky essaie de se consacrer entièrement à sa tâche pour oublier sa peine et sa colère, mais sa fiancée, Marcia, l’encourage à le rejoindre dans un camp en Pennsylvanie où elle se trouve, où manque un professeur de natation. Les malades et morts s’accumulent, et Bucky cède à la tentation de fuir, de quitter Newark pour un petit paradis au milieu des montagnes – qui est en réalité un cimetière d’Amérindiens –, loin du front de la Guerre mondiale, et loin de l’épidémie de polio qui décime sa ville.

Pour relater l’ensemble de ses faits, Tiphain Raffier opte dans un premier temps pour un espace neutre, simplement structuré par des portes pivotantes en fond, dont les stries dessinent des ombres sur le sol et laissent entrevoir un orchestre au-delà d’elles, selon la hauteur de la barre de projecteur qui éclaire le tout par derrière. La pénombre empêche de distinguer les visages des acteurs et actrices, plus éloignés encore du public par l’usage de micro-HF qui lissent le volume de leur voix et le relief du plateau en plaçant tous les sons au même plan. Même pour rendre compte du cri horrifié d’une femme, la metteuse en scène s’en remet à la technique sonore plutôt qu’au jeu. Les corps se réduisent donc à des ombres qui se déplacent et suggèrent un terrain de sport, un trajet en voiture ou une cérémonie à la synagogue avec quelques accessoires et d’innombrables silhouettes de toutes tailles. Ce clair-obscur désincarné est traversé grâce au repère que constitue la narration, qui accroche.

Une première métamorphose des conditions de représentation a lieu quand une maquette de maison est avancée, dont le détail est révélé par une caméra. Le dispositif qui révèle le visage de Bucky, Alexandre Gonin, ne suffit pas à lui rendre un corps, mais il sert de transition à une transformation plus radicale encore de la scène. Un rideau vert referme le plateau, une déesse burlesque vient offrir un intermède incompréhensible, et voilà Bucky au milieu d’un paysage montagnard, entouré de scouts de tous âges et de toutes tailles, très nombreux grâce à la participation du chœur d’enfants du Conservatoire de Saint-Denis. Le voilà responsable de leur sécurité pour la baignade et maître du haut plongeoir qui domine le lac. Le contraste est net avec la première partie. Indian Hill est représenté en pleines lumières, grâce à des bâches colorées qui représentent des montagnes, l’orchestre Miroirs étendus désormais à vue et lui aussi affublé de foulards, et plusieurs sauts de l’ange dans le vide qui disent désormais la joie de la baignade et de la pleine santé. Tiphaine Raffier va plus loin encore en traitant la deuxième partie du roman sous la forme d’une comédie musicale. Au début, le public rit de voir les personnages s’exprimer en chantant, avec des intonations kitsch de variété, mais cette modalité d’expression assumée s’impose et finit par gagner Bucky lui-même malgré ses réticences premières, et le caractère ironique de la chose, qui paraît correspondre à l’écriture de Roth, se maintient sans plus susciter de rire systématique.

La culpabilité de Bucky, bien loin de se dissiper, s’aggrave malgré les veillées sur le thème apache – scène dans laquelle on retrouve beaucoup de la première scène de La Réponse des hommes, captation en gros plan de visages hystériques et saturation sonore – et les soirées sur une île avec Marcia, atteinte grâce à une traversée du lac en canoë qui rappelle une vision très similaire créée par Anne-Cécile Vandalem pour Kingdom sur le même plateau, il y a quelques mois. Sa culpabilité se mue en un sentiment de responsabilité lorsqu’un enfant du camp contracte la polio, et que l’épidémie, à nouveau, se propage. Le dernier temps – du roman et du spectacle – se déroule des années plus tard. Il révèle enfin le narrateur de l’histoire, un ancien élève de Bucky lui aussi atteint mais qui a survécu, qui retrouve son entraîneur dont la vie a été anéantie par la maladie et plus encore par la conviction que, porteur sain du virus avant d’en contracter les symptômes, il a tué quantité d’enfants. À son ancien élève, il se décrit comme une victime de la déesse de la vengeance qui donne son titre à l’œuvre – à moins que ce soit sa vanité à se dire responsable de la mort des enfants qui ait déchaîné Némésis. Le dialogue a lieu dans un espace dégagé, lumineux, sans plus de décor ni de musicien. Alors, un acteur de chair se manifeste enfin, Maxime Dambrin, le narrateur, qui achève en racontant de manière lyrique l’effet que produisait Bucky sur lui est ses camarades dans leur jeunesse, le modèle de force physique et d’héroïsme qu’il représentait pour eux.

Cette épidémie inventée de toutes pièces par Philip Roth fait advenir de nombreuses questions qui trouvent un retentissement profond avec les questions qui agitent notre actualité. Celles posée par le covid, bien sûr, mais aussi la guerre en Ukraine, les discriminations religieuses et le racisme. Bucky vient alors aiguillonner de manière très vive notre capacité à trouver refuge dans le bonheur par temps de crise. Dans la continuité de La Réponse des hommes, Tiphaine Raffier parvient ainsi à soulever des questions morales qui nous ramènent aux affects propres à notre temps, ceux que l’on refoule mais qui grandissent à mesure que les sujets d’inquiétude s’accumulent, cette fois sous la forme d’une narration continue restituée dans les grandes lignes et dans le détail, avec des moyens très conséquents auxquels fait hélas défaut le jeu d’acteur.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Némésis », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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