« Vernon Subutex 1 » de Thomas Ostermeier au Théâtre de l’Odéon – galerie de portraits au vitriol

Après Histoire de la violence en 2018 et Qui a tué mon père en 2020 d’Édouard Louis, Thomas Ostermeier s’empare d’un autre roman contemporain, Vernon Subutex de Virginie Despentes. En prenant appui sur des écrivains qui tout à la fois défraient la chronique et sont encensés comme de grands auteurs de notre époque, le célèbre metteur en scène allemand tire parti de leur aura. Son nom associé à celui d’une œuvre dont le public a déjà entendu parler – s’il ne l’a pas lue – pour un spectacle programmé par un Théâtre national assure une salle pleine. C’est le cas de l’Odéon qui accueille les quatre heures de spectacle, devant un public en manque de dramaturgie et de narration mais séduit par la galerie de portraits qui lui est présentée.

La scène offre un monochrome en noir, au centre duquel trône une batterie. Autour, des guitares, des micros sur pieds, un bar. Derrière, un rideau à paillettes noir qui scintille, suspendu à un échafaudage noir, surmonté d’un écran encore éteint et d’une enseigne lumineuse elle aussi éteinte qui dessine un revolver. Entre, comme s’il voulait se faire discret, éviter d’attirer l’attention sur lui, un musicien : le guitariste de la bande. Il branche son instrument, fait retentir un premier accord et chante un morceau de Johnny Cash, a capella entre deux accords. S’avance ensuite une femme qui elle accueille les regards qui convergent vers elle et se place devant un micro pour entreprendre le récit de la déchéance de Vernon Subutex, ancien disquaire passionné de rock.

La scène, quoiqu’imposante, se met en mouvement et découvre une autre de ses face grâce à un système giratoire pour montrer Vernon, recroquevillé sur un matelas au sol à côté d’un flipper, en caleçon, probablement en gueule de bois. La narratrice raconte comment il a été radié du RSA, et une autre actrice vient donner à entendre la teneur des échanges de Vernon avec sa conseillère Pôle emploi. Quand la narratrice reprend, Vernon l’écoute, réagit, la corrige parfois ou complète ce qu’elle dit. Une complicité se met en place dans ce procédé de narration assez simple, mais elle est de courte durée. Vernon, mis hors de chez lui pour loyers impayés, va passer de toit en toit, de chez Émilie à chez Xavier, puis de chez Sylvie à chez Kiko grâce à Gaëlle. Entre chacune de ses stations, la scène tourne et permet ainsi la transformation sommaire de la face qui suggère tous les intérieurs, grâce à un canapé différent pour chacun des amis chez qui il squatte. Outre ce détail scénographique, les différents personnages sont campés sans plus de médiation narrative. Ils se présentent eux-mêmes, grâce à quelques dialogues, puis de manière de plus en plus assumée jusqu’à la fin du spectacle, grâce à des monologues plus adressés à la salle dont les lumières sont régulièrement rallumées qu’à un partenaire qui ne sert que de support.

Le roman de Virginie Despentes dresse des portraits savoureux, quoique peints au vitriol. L’errance d’une vieille icône du rock, légende urbaine qui a progressivement tout perdu, permet une traversée de toutes les strates de la société, de la jet-set qui vit dans 300m2 et organise des soirées décadentes aux clochards dont il finit par partager les bancs en passant par les ex-rockeurs qui se sont embourgeoisés, devenus propriétaires voire parents. D’autres figures encore apparaissent, qui semblent n’avoir aucun rapport avec Vernon : un producteur de films, une influenceuse qui détruit les réputations à coups de tweets et de commentaires, une jeune musulmane fille de prostituée, une ex-star du porno, un transsexuel… ce qui réunit ces déviants et riches décadents, outre leur parisianisme – qui produit probablement un effet bien différent en Allemagne et à Paris –, c’est leur cynisme. C’est à qui sera le moins politiquement correct, le plus trash, bravant tous les tabous. Le féroce miroir à facettes tendu à la salle déclenche ses rires. Des rires surtout féminins – l’autrice de King Kong Théorie n’est pas tendre avec les hommes –, rires tantôt francs, tantôt grinçants, tantôt gênés. L’effet de catharsis n’est peut-être pas des plus sains : tout se dit sans filtre, tous les discours sont mis à égalité, ceux de droite comme ceux de gauche, les discours féministes et les discours racistes, ceux qui disent la haine des pauvre ou le dégoût de la parentalité, ceux qui avouent la violence conjugale comme un fait pas exprès ou ceux qui relatent un processus de radicalisation… La polyphonie que maîtrise Despentes dans cette œuvre donne cependant une consistance singulière à ses personnages – consistance qui a probablement constitué la source d’attirance d’Ostermeier pour ce roman.

Dans le premier volume de cette œuvre qui en compte trois, Despentes amorce une intrigue qui se déploie surtout dans le deuxième. Intrigue nouée autour de cassettes que Vernon détient et qui constituent sa seule fortune : un enregistrement du testament de la star Alexandre Bleach, testament recherché par un producteur de films qui craint d’être compromis par cette confession. Dans la série réalisée d’après le même roman par Cathy Verney en 2019, tout est d’emblée tissé : la déchéance de Vernon se superpose à la quête des cassettes. Ostermeier, lui, s’en tient à la collection de portraits du premier tome et renonce à élaborer une dramaturgie resserrée. Il ne fait que suggérer une enquête, dont les liens sont si lâches que les cassettes, mais aussi Vernon, disparaissent parfois pendant plusieurs scènes. L’intérêt de son adaptation ne réside pas dans l’histoire qu’il pourrait restituer – comme pouvait le suggérer la première prise de parole de la narratrice – mais dans ses personnages et leur incarnation sur scène.

Le metteur en scène s’efforce ainsi de supplanter les acteurs mémorables de la série (Roman Duris en Vernon, Philippe Rebot en Xavier, Céline Sallette en La Hyène, Florence Thomassin en Sylvie…) pour offrir à ses acteurs des partitions qui prennent la forme de one-man-show. Celle de Joachim Meyerhoff, qui interprète le rôle de Vernon, est tissé au long court, au gré de ses apparitions successives. Un peu propre sur lui et falot au début du spectacle, il finit par embarquer jusqu’à son monologue final, à genoux sur son carton, son identité dissoute par celle de tous les passants qui croisent son chemin. Un autre rythme, plus ramassé, est imposé aux autres personnages : un unique monologue doit suffire à leur donner chair. Parfois, le retour des mêmes corps trouble leur identification, ou la partition paraît trop courte. Mais les acteurs se révèlent de plus en plus nombreux sur scène, et Ostermeier paraît progressivement assumer son parti pris, renoncer pour de bon à toute forme de narration. Certains personnages prennent alors un relief saisissant et frappent par leur cruelle justesse. C’est le cas de Xavier dans son supermarché, qui rêve de tirer une balle dans le crâne ou le dos de tous ceux qu’il croise, quel que soit le prétexte ; de Kiko qui raconte l’ultrasensibilité qu’exige la finance et les excès de ses soirées privées ; de Daniel le transgenre qui raconte les raisons de sa mutation et les effets de la testostérone ; ou de Pamela Kant, l’ex-actrice de porno qui veut écrire des livres pour enfants.

Cette dernière, peut-être plus encore que les autres, nous envoûte. Ceci en partie pour une raison technique : son monologue est dit en anglais et non en allemand. Il comble ainsi une immense frustration qui interfère tout au long du spectacle : à d’innombrables reprises, l’écran des surtitres reste noir alors que des mots sont dits. Ce silence visuel donne l’impression de perdre au moins un tiers de ce que disent les acteurs, la matière qui étoffe leurs personnages ainsi que le plaisir d’un texte cinglant dont la force réside dans les détails – texte qu’Ostermeier a à peine adapté avec Florian Borchmeyer et Bettina Ehrlich, se contentant de transformer les « il » en « je » et de faire quelques coupes. Ces manques ajoutés au fait que la traduction paraît plusieurs fois fautive même au non germanophones entame la jouissance de ces portraits. La performance de Ruth Rosenfeld, qui par ailleurs chante, permet par contraste de se rendre compte de la puissance de jeu qu’offre le texte de Despentes et qu’exploite la direction d’Ostermeier.

La confiance que le metteur en scène place en ses acteurs et actrices est telle qu’à plusieurs reprises leurs monologues paraissent nus, enrobés de silence, à peine accompagnés par les mouvements lancinants du plateau. Tout est dans la présence des acteurs, peu soutenue, par rapport à d’autres spectacles d’Ostermeier, par une dynamique physique, une énergie singulière déployée à partir de chaque personnage qui les rend maîtres du plateau. Ici, le jeu se concentre sur le visage, les attitudes, quelques gestes, canalisé par un texte à l’efficacité redoutable. Les silences qui les entourent – particulièrement retentissant à la fin – sont troués par des morceaux de musique chantés et interprétés en live à la guitare, la basse et la batterie à intervalles réguliers. Les images de Sébastien Dupouey qui parfois accompagnent les monologues et servent de support à l’imaginaire, ont à l’inverse pour effet de détourner de la performance musicale. Donnant à voir des rues, des supermarchés ou de beaux immeubles parisiens, elles séduisent le regard par leurs lumières, leurs couleurs et leurs textures. Ces images sont parfois reproduites en miniature grâce à une pile de petites télévisions empilées les unes sur les autres à l’un des côtés de la scène, qui constamment tourne, dans un sens ou dans l’autre.

En attendant, peut-être, le tressage de tous les fils posés dans ce spectacle – ce que suggère le « 1 » du titre –, Ostermeier prend donc le parti audacieux de renoncer à toute forme de narration pour proposer une galerie de personnages et d’acteurs. Ce faisant, il renonce également à toute dramaturgie – ce que signale de manière symptomatique le fait que l’entretien du programme de salle ne le fasse pas entendre lui mais Virginie Despentes. Les quatre heures de spectacle avec entracte laissent la possibilité de déplorer ce parti pris et de partir ou de rester et l’accepter. Une fois dépassé le désir de narration qu’instillent les premières scènes, une fois admise la simplicité du dispositif scénographique, reste à apprécier la direction d’acteurs et à savourer les bribes de texte qui nous parviennent, tout en rêvant à l’image des Parisiens qu’un tel spectacle peut donner à l’étranger.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Vernon Subutex 1 », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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