« La Réponse des hommes » de Tiphaine Raffier aux Amandiers – « Nous sommes désolés »

Après de multiples rebondissements dus au covid, Tiphaine Raffier présente enfin sa dernière création en région parisienne, au Théâtre Nanterre-Amandiers, en coréalisation avec le Théâtre de l’Odéon. Le titre est aussi mystérieux qu’attirant : « la réponse des hommes ». Réponse à quelle question ? En réalité, il n’y en pas une, clairement formulée, mais d’innombrables, à de multiples échelles, dont le dénominateur commun est la miséricorde, définie comme la compassion pour la misère d’autrui, la générosité qui entraîne le pardon, et qui est aussi le nom donné à la bonté infinie de Dieu dans la tradition judéo-chrétienne. Un titre aux consonances bibliques pour un spectacle au thème biblique sous-titré : « Variations autour de neuf œuvres de miséricorde ». Depuis Adam et Ève, on sait que l’homme n’est pas à la hauteur des ambitions que Dieu a pour lui. Sans suspens, les réponses des hommes, incapables d’être bons, ni même miséricordieux, sont dramatiquement décevantes. Mais plus que cette conclusion qui n’est pas surprenante, ce spectacle donne à voir un monde apocalyptique – le nôtre – dans lequel les sirènes sonnent sans relâche, sans que les humains paraissent réagir.

La grande scène est vide. Elle suggère un white cube, un musée sans œuvre d’art apparente mais malgré tout surveillé par un gardien qui lit un livre sur une chaise, pendant que le public s’installe. Si on regarde plus attentivement ce grand mur blanc, en plus d’une porte double qui s’ouvre avec des barres latérales à côté du gardien, et d’un cadre qui ne paraît ouvrir sur rien, se trouve, en haut à gauche, une porte simple, surmontée par le signal vert « Sortie de secours ». Une porte inaccessible, qui condamne discrètement mais d’entrée de jeu toute forme de salut. À moins que, comme les personnages d’Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer de Vincent Macaigne, des acteurs se mettent à abattre ce mur à la hache pour dégager leur propre sortie de secours, plutôt que d’emprunter celle qui paraît avoir cette fonction mais dont le secours est peut-être illusoire… Cette réflexion liminaire place dans tous les cas au bon endroit avant le début du spectacle. Elle prépare à l’inquiétude, l’urgence, des situations de crise qui nécessitent de s’échapper.

Le spectacle commence avec un cauchemar, rythmé par la sonnerie d’une alarme incendie – première d’une longue série – dans un contexte hospitalier. Une femme erre dans les couloirs, échange quelques paroles avec un médecin, une infirmière ou une autre blouse blanche, et elle semble seule à entendre l’alarme. Ils la renvoient dans sa chambre, lui promettent à manger, l’encouragent à prendre son enfant sur le bras… avant de la décorer d’une couronne de fleurs qui lui sera vissée dans le crâne. La caméra qui suit les acteurs, et notamment Edith Merieau, souligne l’angoisse de la jeune femme, le sang qui coule de son front sur ses mains, son visage qui se déforme comme celui du Cri de Munch. S’ensuit une cérémonie rituelle tout en fleurs, qui entraîne quelque part en Amérique latine. La vision se dissipe alors que la même femme décrit son rêve à un médecin. Celui-ci conclut que la maternité la place dans un état d’urgence et lui donne l’impression que son cerveau se rétrécit. Plusieurs scènes s’ensuivent, toujours filmées en gros plan au-delà du mur blanc, qui immergent dans un service de maternologie : la même femme est accompagnée par toute une armée de soignants qui cherchent à développer sa maternité, en l’aidant à nourrir son enfant, à le baigner, à scruter ses premiers sourires et développer un langage avec lui. Malgré les progrès de la femme et les efforts déployés par ceux qui l’entourent, le verdict tombe : elle abandonne l’enfant, qui deviendra pupille de la nation.

Tout au long de ce premier tableau, deux actions de la liste des Œuvres de miséricorde sont projetées sur le mur : « Donner à manger aux affamés », « Accueillir les étrangers ». Ces actions formulées dans l’Évangile de saint Matthieu sont destinées à faire grandir l’amour des chrétiens pour leur prochains et à réparer les fautes commises. La finesse de la démarche de Tiphaine Raffier se manifeste d’emblée dans le fait que ces injonctions morales ne sont pas illustrées de manière littérale, schématiques, bien-pensantes. Plus encore, elles ne structurent pas le spectacle, ne le chapitrent pas de manière didactique, mais apparaissent au gré des différents tableaux qui le composent, et chaque fois que l’une surgit, d’autres reviennent en tête, et rappellent que chacune des situations très concrètes sondées dans cette œuvre peut en illustrer plusieurs, et ainsi révéler leur polysémie. Le refus de tout manichéisme, de toute bien-pensance ou de tout jugement à l’emporte-pièce affleure dès le moment où la mère qui n’arrive pas à être mère appelle SOS Amitié pour confier à une inconnue qu’elle se sent dans une impasse, que quoi qu’elle fasse, les conséquences de ses décisions seront malheureuses.

Le dilemme intime qui la déchire prend des proportions internationales lorsqu’elle décrit son action au sein du Programme alimentaire mondial, qui distribue des vivres dans les zones du monde entier frappées par des guerres ou des catastrophes climatiques. La femme souligne l’accélération des situations de crise à notre époque, d’une tous les trois ans à trois-quatre par an, et plus encore des choix cornéliens auxquels est confronté l’organisme : qui sauver, au détriment de qui, quels morituri – participe futur en latin qui désigne de manière tragique ceux qui sont destinés à mourir – secourir et lesquels délaisser ? Ces questions exposées de manière très claire retentissent avec celles chaque mois nouvelles que nous pose la pandémie : faut-il ou non laisser le virus circuler (en laissant les écoles ouvertes, en raccourcissant le temps l’isolement, en simplifiant les conditions de test…) ? quel sera le prix de ces décisions, à court, moyen et long terme ? Cette intense entrée en matière laisse entrevoir la teneur des questions qui vont être soulevées, leur résonance profonde avec notre époque, mais aussi les multiples nuances avec laquelle elles seront approchées.

Cette scène n’est pas le point de départ d’une histoire soigneusement tressée. Elle est le premier tableau d’une série, qui se distingue au contraire par la diversité des situations dans lesquelles elles placent, chaque fois discrètement ponctuées par l’une ou l’autre œuvre de miséricorde. Après les scènes à la maternologie, vient la description d’un patient qui attend le don d’un rein – et donc d’un mort – en regardant des vidéos en ligne ; une fête de Noël animée par une pioche de cadeaux qui tourne au marché noir ; un tribunal militaire où est jugée une affaire de cyberharcèlement ; une visite en prison qui donne lieu au récit emboîté d’un meurtre ; une conférence de musicologie sur le Miserere d’un compositeur italien oublié ; les séances d’un programme visant à soigner des pédophiles ; un enterrement précédé d’un rituel bien précis ; la visite d’un musée retraçant l’histoire de militances écologiques…

Dix acteurs et actrices sur scène passent d’un rôle à l’autre pour donner corps à ces situations, dont les enjeux moraux sont bien plus complexes que ce que suggèrent ces désignations simplificatrices. Certains sont particulièrement mis en valeur : après Edith Merieau en mère défaillante, qui d’entrée de jeu saisit, Eric Challier se distingue en père de famille, en général ou en prisonnier, Teddy Chawa en militaire inculpé et en pédophile abject au sourire beaucoup trop assumé, et Sharif Andoura en animateur de fêtes de famille ou musicologue passionné que l’on pourrait passer la soirée à écouter décrypter le sens des mélodies ou les différents degrés d’intensité de la douleur en musique. Le nombre d’acteurs, leur relative diversité et l’ambiance apocalyptique dans laquelle leurs personnages finissent tous par être plongés convoque le souvenir de Fraternité de Caroline Guiela Nguyen – autre titre de spectacle à connotation biblique, qui suggère que la religion constitue un refuge par temps de crise, même pour le théâtre public qui assume la plupart du temps son anticléricalisme. Contrairement à Caroline Guilea Nguyen, Tiphaine Raffier prend le parti de la fragmentation plutôt que de la construction d’un récit suivi désigne comme un « conte fantastique ». Elle propose une dramaturgie fragmentée, une suite d’histoires isolées qui ne se recroisent que de loin en loin, dans la deuxième partie. Ce parti pris, qui évoque l’écriture de Pommerat, est exigeante pour la scène. Si ce dernier y répond par une virtuosité scénographie à la netteté saisissante, Tiphaine Raffier, plus simplement, opte pour un espace relativement neutre qui se métamorphose grâce à quelques accessoires d’une scène à l’autre, ainsi que par des changements d’échelle, de scènes chorales à dix ou plus à d’autres à deux ou trois ; de scènes jouées à narrations en off animées par des présences silencieuses ou dansantes.

La variété de ces « variations » est plus grande encore du point de vue des tonalités. Après le premier tableau qui place dans l’état d’un spectateur de cinéma, saisi par les visages filmés au plus près, les émotions puissamment exprimées à peine mises à distance par le jeu en temps réel, une histoire qui saisit et donne envie de connaître la suite, vient une scène plus légère, et plus théâtrale. La plupart intéressent ensuite du point de vue narratif. Le malaise est en revanche profond lors des séances de cure des pédophiles. Aucune pincette n’est prise, aucun biais n’est adopté, les détails sont terriblement trash. Cette acmé nous fait réaliser les différents seuils de miséricordes que nous avons traversés, et les sentiments qu’ils ont fait naître : l’empathie pour une mère qui n’arrive pas à délaisser son enfant ; la désapprobation légère face à un jeu pervers qui tantôt préserve tantôt tente une alcoolique ; la désolation pour celui qui n’a pas décroché son portable alors que l’hôpital a essayé de le joindre quinze fois ; la résignation pour l’enquête militaire ; une pitié teintée de fatalisme à l’endroit des prisonniers… les pédophiles, eux, suscitent une horreur sans nuance, qui rend toute forme de pardon inconcevable. Le prisonnier, comme Ivan Karamazov, l’a compris : Dieu est trop ambitieux pour nous, nous sommes incapables de miséricorde. Si nous pouvons bien prier pour les autres avec le soutien de la musique – magnifiquement interprétée sur scène par l’Ensemble Miroirs étendus –, pardonner l’impardonnable est au-dessus de nos forces.

Sans en avoir l’air – et c’est là que se manifeste la délicatesse et la bienveillance de la metteuse en scène –, chacune de ces scènes soumet à des exercices moraux qui nous font entrevoir nos limites. Nous sommes cependant bien loin de repartir édifiés, moralement grandis. Ce qui l’emporte, est le constat de la fin du monde qui sous-tend l’ensemble. Les sirènes sonnent en continu et nous rappellent que l’état d’urgence est devenu la norme – état qui met plus que jamais notre capacité à être bon envers notre prochain à l’épreuve. Est-il encore temps d’être bon ? Est-il le moment d’être meilleur que jamais ? De s’unir pour repousser ensemble le mur qui s’avance et nous condamne tous à la mort ? Ou de trouver refuge dans la musique et la danse ? Les questions nous assaillent, nous déchirent, nous scindent, jusqu’à nous laisser abattus. Tiphaine Raffier a appelé sa compagnie « La femme coupée en deux ». À la sortie du spectacle, nous sommes tous coupés en deux, voire brisés en mille morceaux, ce qu’a peut-être anticipé l’artiste, qui n’a cessé de nous adresser cette excuse sans auteur d’un tableau à l’autre, cette réponse beaucoup trop humaine : « Nous sommes désolés ».

F.

 

Pour en savoir plus sur « La Réponse des hommes », rendez-vous sur le site du Théâtre Nanterre-Amandiers.

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