« True Copy » du collectif BERLIN au Théâtre de Châtillon Clamart – fascination de la mystification

Le collectif BERLIN, régulièrement invité en France depuis quelques années, revient accueilli dans le cadre du Festival OVNI coorganisé par Malakoff Scène nationale, le Théâtre de Vanves et le Théâtre de Châtillon-Clamart, festival consacré à des spectacles « indisciplinés », ou indisciplinaires. Cette catégorie qui se définit par la négative correspond bien au travail du collectif anversois, qui parfois se passe de la présence d’acteurs et actrices sur scène et s’appuie sur la technologie pour offrir des portraits de villes ou de personnes qu’il a rencontrées. Dans Perhaps all the dragons…, Bart Baele et Yves Degryse proposaient au public d’écouter six histoires, confiées en tête-à-tête par écrans interposées. Parmi les trente possibles, toutes extraordinaires, seule une était fausse. L’une d’elle était celle du maître faussaire Geer Jan Jansen, dont la trajectoire a donné l’inspiration pour ce spectacle, True Copy. Une réflexion sur ce que l’on décrète vrai ou faux, au musée et au théâtre, qui révèle notre goût profond pour la mystification.

Sur scène, un mur bas recouvert de toiles modernes connues, de Monet, de Matisse, de Picasso, de Klimt, de Van Gogh… Face à ce mur, la régie se tient dans un coin de la scène, tout contre le premier rang de gradins, à vue. Une femme s’affaire discrètement sur le plateau, non pas pour de faux, mais réellement. Pendant qu’on s’installe, elle va chercher la star de la soirée dans l’espace que cache le mur de tableaux, elle l’amène sur le plateau avant que les lumières de la salle baissent, donnant l’impression de nous entraîner dans les coulisses, les coulisses d’un plateau télé ou d’un plateau de tournage, plus encore que des coulisses de théâtre. Après l’avoir invité à s’asseoir à une petite table située à cour, devant le mur du tableau, elle lui chuchote des choses à l’oreille, comme pour le préparer et le rassurer.

Cette mise en place nous rappelle que l’homme qui se tient face à nous n’est pas un professionnel de la scène. Il s’agit de Geert Jan Jansen, un faussaire célèbre de notre époque, qui a imité des milliers de toiles de maîtres et en a créé de nouvelles en prolongeant leurs séries ou en leur inventant des dessins. Un faussaire arrêté en 1994 en France, alors qu’il vit dans un château dans lequel il a installé de multiples ateliers – un par artiste qu’il copie. Près de 1 600 œuvres sont saisies, condamnées à être brûlées, mais parmi elles s’en trouvent d’authentiques qu’il a acquises, et les experts n’arrivent pas à déterminer lesquelles. Pour ses délits, Geert Jan Jansen a été condamné à un an de prison. C’est cet homme-là, à l’histoire extraordinaire, qui se trouve sur scène. Grâce au Collectif BERLIN, le théâtre s’empare du pouvoir de fascination qu’exerce sa pratique et sa trajectoire – pouvoir semblable à celui qu’a pu exercer le modèle de Koltès pour Roberto Zucco, à ceci près que, comme le rappelle le faussaire, personne n’a été victime de ses falsifications, personne n’a perdu d’argent à cause de lui.

Après l’avoir accueilli, la femme se tourne vers nous et se présente comme une membre du collectif, avant de nous introduire Geert Jan Jansen et de mettre en place un dialogue avec lui, à la table. L’homme paraît vieux, un peu fatigué, mais il consent à se prêter à l’exercice du dialogue théâtralisé, qui est en réalité plus qu’un dialogue, comme le révèlent les surtitres. Tandis que la femme s’appuie sur des fiches pour l’interroger, lui a appris un texte grâce auquel il restitue sa propre histoire, documents à l’appui qu’il place sous une caméra orientée vers la table, dont l’image est reproduite sur le mur de peintures, mur numérique manipulé par la régie pour orienter notre regard et illustrer le récit du faussaire.

C’est également par la médiation de ce mur que le public découvre ce qui se passe derrière lui. Quand la femme demande à Geert Jan Jansen s’il peut nous reproduire un Picasso en live, le faussaire pose une distinction claire entre conférence et atelier, pour affirmer qu’il ne peut dessiner ou peindre s’il est en train de donner une conférence.  Le collectif a donc reconstitué trois de ses ateliers, au plus près de ceux qu’il avait dans son château. Le faussaire nous y emmène grâce à sa caméra, et découvre, par écrans interposés, un atelier Picasso, un atelier Matisse et un atelier Geert Jan Jansen, qui parfois développe un art qui lui est propre. D’autres caméras, à l’intérieur, l’accompagnent, alors qu’il nous décrit tout son matériel – peinture, toiles, châssis – et la présence de musiciens dont il s’entoure pour créer dans de bonnes conditions, puis lorsqu’il nous explique qu’il faut toujours commencer un faux par la signature, au cas où le dessin serait bon, car des traces de gommes seraient trop visibles, ou encore lorsqu’il présente ses différentes techniques pour vieillir ses faux, extrêmement triviales.

Le ton du faussaire est chaleureux et facétieux. Il se montre de plus en plus à l’aise, sur le plateau ou derrière le mur, et la médiation de la femme du collectif n’est bientôt plus nécessaire pour mener son récit. Geert Jan Jansen nous communique progressivement dans sa fascination à flouer le monde de l’art, après avoir raconté s’être lancé dans la contrefaçon par nécessité, et avec beaucoup de naïveté, sans croire pouvoir tromper qui que ce soit. Mais quand le peintre néerlandais, Karel Appel, dont il produit un faux, a lui-même signé le certificat d’authenticité de son œuvre, il s’est laissé prendre au jeu et a défié les lois du marché de l’art, qui se réjouit de redécouvertes improbables par spéculation autant que par horreur du vide – titre du cycle dans lequel s’inscrit se spectacle. L’art du faussaire se perfectionne, il en vient à créer de faux certificats d’authenticité, de fausses archives, à se servir de faits divers pour faire apparaître des toiles disparues, etc. – jusqu’à ce qu’il soit démasqué à cause d’une faute d’orthographe dans un certificat d’authentification, un malheureux S qui met sur la piste de l’immense supercherie qu’il met en scène depuis des années.

Plus il dévoile ses méfaits, plus le vieil homme devient sympathique. Cette sympathie est entre autres attirée par le fait qu’il paraît prendre des risques, à nous confier ainsi tous ses tours, à s’exposer de manière provocante à la justice. Elle est également nourrie par l’ingéniosité du bonhomme, dont les aventures paraissent trop incroyables pour être vraies, mais qui s’appuie sur des preuves – peut-être falsifiées ? – pour solliciter notre confiance. Geert Jan Jansen nous séduit aussi en offrant un magnifique dessin de Picasso à une spectatrice, en mettant aux enchères une de ses toiles, un vrai-faux Picasso qu’il nous vend véritablement. Ces situations nous questionnent, on se demande si un faux Picasso n’a pas autant de valeur qu’un vrai s’il est fait avec tant d’art. Si un faussaire capable d’imiter tous les grands maîtres, au point que les plus grands experts s’y trompent, n’est finalement pas un artiste plus grand encore que ces maîtres.

La démarche du collectif BERLIN évoque à plusieurs égards celle d’un autre collectif, pour le coup berlinois, Rimini Protokoll, qui part aussi de situations réelles, et même de villes, et fait intervenir dans ses spectacles des « experts du quotidien » pour jouer avec la frontière labile entre réalité et fiction. BERLIN, qui décrit en termes picturaux sa démarche artistique, pousse d’un cran plus loin cette confusion fascinante avec ce sujet et avec ce spectacle. Les artistes nous interrogent, nous spectateurs et spectatrices de théâtre, dans notre désir de nous entendre conter des histoires, dans notre penchant à nous laisser prendre au jeu du faux-vrai ou du vrai-faux, en mettant en regard la pratique théâtrale avec le marché de l’art, qui ne jure que par l’authenticité. Ils nous amènent à rire des experts qui se prennent au jeu du faux, à moitié bernés à moitié consentants, tout en nous démontrant que nous ne valons pas mieux, que nous aussi sommes complices, capables de refouler le doute pour croire, pour rendre le spectacle plus beau encore. Leur brillante démonstration, aussi instructive que plaisante, produit un vertige qui donne à penser, aussi bien le marché de l’art que le théâtre.

F.

 

Pour en savoir plus sur « True Copy », rendez-vous sur le site du Théâtre Châtillon Clamart.

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