« Rapt » de Chloé Dabert à la Comédie de Reims – au piège de l’art théâtral, et de notre crédulité

Il y a – mais c’est heureusement rare – des spectacles qui placent la critique dans une position impossible. Soit elle doit prendre le parti de ne rien dire, de contourner le sujet principal et de se contenter de louer la précision de la mise en scène, la finesse de la direction d’acteur en citant les artistes, la sophistication et la fluidité de la scénographie, et sa pertinence aussi – mais sans pouvoir expliquer pourquoi… exercice consisterait alors à distribuer des éloges sans les fonder et ne servirait qu’à féliciter l’équipe de création – ce qui n’est pas rien, mais ce qui ne met pas en réflexion et ne permet pas de conserver la trace du spectacle. Soit elle doit se résoudre à spoiler, à divulgâcher l’essentiel, au risque de compromettre le plaisir du spectateur, voire, avec un peu de prétention, la vie du spectacle et ses possibles tournées. Le dilemme reste irrésolu tout au long de la représentation de Rapt, dernière création de Chloé Dabert à la Comédie de Reims. Jusqu’à la fin, ce questionnement place dans une position de vulnérabilité et de crédulité qui rend la démonstration plus magistrale encore. Après beaucoup d’hésitation, cette critique prend le parti de révéler l’effet de surprise, non seulement car elle n’a pas la prétention d’être assez lue pour compromettre quoi que ce soit, mais surtout car il n’est pas envisageable de passer sous silence une expérience aussi profondément troublante. 

Depuis le moment où a été dévoilée la nouvelle saison du CDN, au printemps dernier, on nous annonce Rapt, premier texte d’une jeune autrice québécoise, Lucie Boisdamour, mis en scène par Chloé Dabert. La directrice du lieu aurait encore réussi à dénicher une pépite, après Le Firmament de Lucy Kirkwood. Le synopsis est succinct, assez vague, qui laisse entendre une réflexion sur les identités numériques au travers d’un thriller captivant. Plus que ce texte, c’est la confiance en l’artiste et en son équipe qui amène là. Mais dès les premières secondes du spectacle – il est encore possible de refermer cette page pour garder la révélation intacte ! – notre attente est profondément déstabilisée : un texte projeté sur le mur blanc qui ferme la scénographie nous signale que nous n’allons pas assister à une mise en scène de Rapt de Lucie Boisdamour, mais de Ravissement de Lucy Kirkwood. Ce travestissement de la réalité était nécessaire pour la communication du spectacle car la pièce traite d’un sujet délicat : la mort d’un couple, Noah et Celeste Quilter, dont l’élucidation n’est pas claire, au point que le Ministère de l’Intérieur britannique aurait bloqué la publication du rapport d’enquête – le texte introductif emploie même le terme d’« embargo ». L’autrice aurait donc demandé à Chloé Dabert de monter sa pièce secrètement en France, sous un faux nom et un faux titre pour éviter la censure.

L’annonce agit comme un coup de théâtre. Elle nous saisit et nous rend aussitôt complices d’un geste artistique subversif. Quelques détails prennent aussitôt sens : cette autrice inconnue dont le nom apparaît désormais comme un calque de celui de Lucy Kirkwood, et dont la fiche est quasiment vierge sur le site de L’Arche supposé faire paraître son texte ; ce synopsis qui ne disait presque rien. Dès lors – critiques mis à part, plongés dans l’abîme faut-il ou non écrire, et quoi –, une seule question s’empare des complices consentants : qu’y a-t-il de si extraordinaire dans cette histoire, totalement inconnue, pour en arriver à cette situation ? Une dramaturgie de l’enquête se met en place, menée par Anne-Lise Heimburger, qui endosse le rôle de Lucy Kirkwood elle-même, car, nous dit-elle, elle n’était pas en capacité de jouer et son français n’était pas assez bon. En conférencière, armée d’une télécommande grâce à laquelle elle projet des documents, des archives, des preuves, elle nous immerge dans cette histoire – en ayant grand soin de garder l’essentiel pour la fin.

Son récit est ponctué de scènes, prises en charge par deux membres de la Jeune Troupe déjà de l’aventure du Firmament, Andréa El Azan – Sally mémorable – et Arthur Verret. Tous deux rejouent d’abord la rencontre du couple dans un café, dans une scène à la langue incisive qui évoque le travail que Chloé Dabert a pu mener sur la langue de Dennis Kelly, dans Girls and Boys par exemple : le texte est traité comme une partition de musique dont il faut avant tout respecter le tempo, et sa diction met en valeur les moments où le dialogue devient chœur, où les voix s’entremêlent au point que les personnages ne s’adressent plus l’un à l’autre mais au public. Cet aria plante un coup de foudre, simplement ombragé par quelques remarques sur le 11 septembre et sur les chemtrails, ces traces blanches que les avions laissent ans le ciel, et les théories qui circulent sur leur composition et leur effet nocif.

Lucy Kirkwood-Anne-Lise Heimburger revient sur le devant du plateau et analyse la scène qui s’est déroulée en 2012, avant de nous expliquer comment elle a retracé à partir de ce point la vie du couple jusqu’à sa mort, près de dix ans plus tard, grâce à des enregistrements qui auraient été faits de leur quotidien, chez eux mais malgré eux, dévoilés après leur décès. Elle annonce donc la reconstitution de certaines situations à partir de ce matériau immense qu’elle a encore enrichi de quelques rencontres avec des proches. Se déploie ainsi la vie du couple, séquencée de commentaires de l’autrice, qui progressivement intègre l’espace scénique qui représente leur maison, habite presque chez eux à force d’enquêter sur eux.

La scénographie de Pierre Nouvel représente l’intérieur des Quilter : la chambre à coucher, le bureau, le salon, la salle à manger, la cuisine – ensemble représenté avec une précision naturaliste que redoublent les costumes, changés à chaque scène. L’espace est structuré par différents panneaux translucides ou opaques selon les lumières, qui servent de multiples surfaces de projection et démultiplient les écrans si déterminants dans cette intrigue – aussi bien au niveau de l’enquête de Lucy Kirkwood qu’au niveau fictionnel, car Noah Quilter fait des vidéos en ligne dans lesquelles il dénonce l’inaction climatique, les travers de la démocratie ou encore la corruption des élus. Progressivement, Noah embarque Celeste, infirmière dévouée qui face aux appels anonymes que son conjoint reçoit et à des interactions étranges avec son interphone se déconnecte du monde extérieur et embrasse pleinement les théories de Noah. La période du confinement apparaît comme une bénédiction à ce dernier, qui espère qu’elle sera l’occasion d’une prise de conscience et qu’elle permettra la révolution qu’il veut impulser avec ses vidéos, le texte qu’il a écrit et le film qu’il prépare. Sa pensée paraît radicale, extrême, mais elle ne nous parvient que par bribes, et le prisme du couple, son union dans l’adversité, le dispositif scénique immersif et la performance de l’acteur et l’actrice gagnent notre sympathie et nous acquièrent à leur cause.

La dramaturgie fascinante bâtie par Kirkwood laisse peu de place au recul critique et à la réflexion. Le public est prisonnier du suspens, tributaire des détails donnés au compte-goutte, qui font lentement deviner les causes du meurtre et les raisons de l’embargo au sujet du rapport qu’il a engendré. Notre jugement est complètement noyé par cette narration, malgré les airs caricaturaux que prend parfois l’enquête, alors que le personnage de Lucy Kirkwood prend de plus en plus plaisir à se mettre en scène, qu’elle se met elle aussi à utiliser la médiation de vidéos et de caméras pour s’adresser à nous. Dans ces conditions, nous avons à peine le temps d’apprécier la grande virtuosité de la mise en scène, sa fluidité, la justesse des deux artistes de la Jeune Troupe, ou de conscientiser le travail du son et des lumières qui agissent sur notre perception. Nous sommes pris – prisonniers, fascinés. Alors oui, quand la « vraie » Lucy Kirkwood interrompt Anne-Lise Heimburger à la fin, au moment où elle vient désamorcer tout ce qui précède avec un texte politiquement correct qui entend protéger le spectacle de la censure, ça paraît gros, et on devine que ce n’est pas elle, et on sait qu’elle n’est pas véritablement enlevée par un homme cagoulé. Mais les acteurs et actrices ne reviennent pas saluer, et on sort sidérés par cette histoire.

… jusqu’à découvrir à la sortie du spectacle qu’une partie du public – mais dans quelle proportion, et à quel moment ? – a compris que tout ça n’était qu’un coup monté. Que l’histoire des Quilter est pure invention, que nous avons été victimes d’une grande mystification qui a commencé bien avant le spectacle, avec la communication qui l’entoure et la complicité de la maison d’édition, du théâtre, des artistes – qui sont allés jusqu’à produire un double communiqué de presse ! On ne réalise qu’alors que c’était tout de même étrange, qu’on n’ait jamais entendu parler de cette affaire auparavant, que la tentation a plusieurs fois été grande, pendant le spectacle, d’aller vérifier certaines choses sur Google. Mais ce n’était ni le lieu ni le moment, nous n’avions pas d’autre choix – luxe du théâtre qui nous oblige à éteindre nos portables et nous empêche de faire pause – que de nous en remettre seulement à ce qu’on consent à nous livrer. Le piège est d’autant plus grand qu’aucune révélation ne vient remettre tout le monde sur un pied d’égalité – comme par exemple dans True Copy, du collectif BERLIN. La mystification est poussée à son maximum, au-delà des applaudissements incertains face au plateau vide. Au moment de prendre conscience du coup monté et de son ampleur, notre capacité à consentir à la tromperie, à nous leurrer nous-mêmes, à adhérer à un discours et à faire confiance, apparaît dans toute son effrayante étendue.

L’illustration du pouvoir des médias – et de l’art – à nous faire croire, à nous donner l’illusion du vrai, à créer des fake news est extraordinaire d’efficacité. Derrière les vraies questions que sont l’inaction climatique, la corruption des élus, la criminalité des grandes entreprises, se trouve celle du complotisme qui compromet gravement la réflexion. Le public qui se croyait au départ complice se découvre victime – et victime d’une certaine façon consentante, comme le sont les victimes de complots. Chloé Dabert souligne de manière radicale notre grande vulnérabilité, notre grande confusion face à la saturation médiatique, tout en nous démontrant que nul autre que le théâtre, qui manipule les questions d’illusion et de vérité à l’infini, est capable de nous piéger de la sorte, et ainsi de nous mettre en garde. Sans rancune, le vertige créé s’est révélé profondément fécond !

F.

 

Pour en savoir plus sur « Rapt », rendez-vous sur le site de la Comédie de Reims.

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