En juillet 2023, Cécile était programmé à la Chartreuse, à Avignon. Le spectacle avait été créé en 2019 à Lausanne et était passé auparavant par Gennevilliers et Aurillac. Puis il a été invité au WET°, à Tours, avant d’arriver au Festival d’Automne cette année. Sur le papier, le projet ne présente rien de particulièrement spectaculaire ni attirant : on nous raconte qu’il est issu de la rencontre entre une metteuse en scène, Marion Duval, et une femme aux « mille vies », Cécile Laporte, personnalité si singulière qu’elle mérite visiblement qu’on lui consacre trois heures portées par elle seule. La proposition paraît un peu légère, mais la rumeur s’accorde à dire qu’il faut voir le spectacle. Alors direction le Théâtre de la Bastille pour une soirée qui a l’allure d’un dîner en ville. Ou qui est peut-être une immense mystification.
Le public nombreux est accueilli par l’image d’un visage en trois dimensions blanc projeté sur un écran, et accompagné du titre « Cécile ». Plusieurs minutes s’écoulent après l’heure de début annoncée et Cécile entre finalement et s’installe sur une chaise, suivie de près par Marion Duval qui les présente toutes deux et annonce que ce spectacle est né d’un certain agacement face aux propositions théâtrales qu’elle voyait, auxquelles elle a souhaité répondre en proposant trois heures avec cette personne qui a le don de « faire fleurir les gens autour d’elle ». Sa prise de parole un peu balbutiante, assez improvisée, a également pour objectif de demander aux personnes qui souhaiteraient partir avant la fin de le faire à l’annonce de chaque nouveau chapitre ou après les moments « plus théâtraux » qui vont rythmer le spectacle. Quelque chose de très amateur se dégage de cette introduction, on se demande comment l’artiste a pu finir programmée au Festival d’Automne, mais l’attention se porte rapidement sur Cécile, qui détient sans doute la clé de tout.
Celle-ci prend la parole mais la lumière ne s’éteint pas : Cécile se met à l’écoute de la salle, de son attente, voire de son appréhension à l’orée du spectacle, puis reconduit le caractère très peu écrit, et semble-t-il très peu préparé de la présentation de Marion Duval en hésitant, en riant à nous voir les yeux écarquillés, créant l’impression qu’elle improvise totalement sans être une professionnelle de la scène. Dès le premier contact, on comprend que Cécile est avenante et plutôt à l’aise devant un auditoire nombreux, mais, Marion Duval l’a annoncé, son langage est souvent approximatif, elle utilise parfois un mot pour un autre ou des expressions inappropriées. Plutôt que d’avoir procédé à un travail de mise en récit de sa vie qui aurait pu lui permettre de surmonter les imperfections de son expression, Marion Duval a fait le choix de la laisser raconter ses expériences de vie avec ses propres mots, lui imposant juste un chapitrage qui paraît aléatoire.
À l’invitation de l’écran, Cécile commence donc par relater son expérience d’accompagnante lors d’un séjour dans les Pyrénées pour personnes handicapées. Son long récit met en valeur le caractère très improvisé et amateur de cette aventure côté institution – qualités qui redoublent celles du spectacle mises en place depuis les premières minutes. Au bout d’un long temps, des photographies viennent illustrer certains des éléments évoqués et mettre fin à cette histoire qui n’a pas de chute. Suit un nouveau chapitre, qui reste lui aussi sans conclusion, à partir duquel on comprend qu’il ne s’agit pas d’exhausser la vie de Cécile au rang d’exemple, ni même de bâtir un récit inspirant à partir des expériences de vie un peu hors normes qu’elle a eues, qui peuvent paraître extraordinaires à des gens lambda, comme Marion Duval qui a dit en introduction n’avoir pas vécu ces expériences car elle était trop occupée à devenir une artiste et à chercher l’amour. Cécile reste d’un bout à l’autre à hauteur d’humaine et raconte dans le désordre qu’elle a été clown à l’hôpital, activiste dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, actrice pornographique amatrice pour la plateforme Fuck for Forest qui rachète des hectares de forêt grâce aux bénéfices engrangés, patiente en hôpital psychiatrique. Cécile est aussi une fille, une mère et une amie qui propose des baignades foireuses dans des étangs près de Sète.
Le programme annoncé semble être mis en œuvre à la lettre : Cécile a eu mille vies. Elle a en outre la qualité de savoir les raconter en prenant constamment en compte son auditoire, reconduisant tout à la fois les codes du stand up et du clown. Elle établit ainsi un véritable dialogue avec la salle, en scrutant nos impressions et nos attentes, en s’adressant régulièrement à tel ou telle, et en se saisissant de chaque réaction, audible ou silencieuse – réactions de plus en plus nombreuses car le public sent qu’il lui sert d’appui, qu’il est partenaire du spectacle, et pas uniquement au moment de la faire passer de bras en bras au-dessus de lui comme une star de rock pour la ramener sur scène. À cette relation extrêmement sensible, en laquelle repose peut-être toute la qualité du spectacle, s’ajoute les fameux moments théâtraux annoncés : une scène de clown, une scène d’orgie avec des poupées en tissu, une scène de comédie musicale avec des marionnettes qui parodie tous les poncifs du genre. Chaque fois, ces visions semblent issues d’un univers fantasmagorique qui déforme les proportions des corps, mais cette dimension cauchemardesque le dispute au côté amateur du spectacle que l’on retrouve dans les matériaux utilisés et la mise en œuvre très artisanale des éléments construits.
Au bout de plusieurs heures – s’en écouleront finalement quatre au lieu des trois annoncées –, on en vient à penser que les rumeurs qui entourent le spectacle sont fondées sur le pacte d’authenticité établi entre la scène et la salle : Cécile est absolument elle-même et rien d’autre qu’elle-même sur scène. L’improvisation est poussée si loin que c’est elle qui sollicite l’entracte quand elle n’en peut plus, de fatigue et d’émotion, ou qu’elle se permet de zapper un chapitre quand l’envie lui manque de le relater. À plusieurs reprises, elle est également saisie par l’émotion, une émotion de plus en plus présente alors qu’il apparaît que la basse continue de ses histoires pittoresques est en réalité assez grave. Cécile est tellement elle-même qu’elle dit se sentir dépossédée de ses propres histoires à force de les raconter, et qu’elle ne voit pas l’intérêt de les partager avec tout le monde de cette façon, que c’est simplement parce que Marion la pousse à le faire qu’elle le fait. Ce disant, elle ajoute à l’admiration et au respect qu’inspirent ses récits l’empathie – sans qu’on ait pour autant l’impression que Marion Duval en fasse une bête de foire comme il peut arriver à El Khatib de le faire.
Marion Duval parvient en effet à mettre Cécile sur scène sans l’exhiber, en la présentant comme une amie qui a des anecdotes dignes d’être racontées. Une amie qui se risque parfois à avancer des opinions politiques, sur le conflit israëlo-palestinien par exemple, mais sans prétention d’expertise, avec la subjectivité et la sensibilité de tout un chacun. Le spectacle donne ainsi l’impression de rencontrer une personnalité saillante qui a toujours quantité d’aventures à relater avec humour, de ces personnalités qui animent les dîners en ville, qu’on soupçonne parfois de fabuler un peu mais pour notre plus grand plaisir. À défaut d’inviter des dizaines de personnes à dîner chez elle à qui il faudrait servir un repas, Marion Duval crée donc un spectacle pour nous présenter Cécile. Si certaines personnes n’accrochent pas forcément avec l’invitée d’honneur, la grande majorité est séduite et l’exprime de manière très manifeste pendant le spectacle.
La soirée pourrait s’en tenir là, à cette rencontre qui a plu au plus grand nombre – et l’immense majorité s’en tient là. Quelques personnes se demandent tout de même à la sortie si tout était exactement vrai dans ce que nous a raconté Cécile, car elle-même a admis que les images la donnant à voir en guérisseuse au Mexique étaient fausses – et une spectatrice de réagir : « J’étais venue pour te rencontrer, sainte Cécile, et tu me dis que c’est faux, tu me brises le cœur ! ». L’épisode sème le doute et les plus sceptiques tirent le fil pour tout remettre en question : le placement forcé en hôpital psychiatrique, la photo de son enfant qui paraît un montage comme elle le souligne elle-même, les autres documents projetés qui ne documentent rien, les épisodes qui paraissent assez improbables avec le recul… Pour la plupart, le débat reste en suspens, le public et la critique le balaient d’un revers de main pour porter aux nues cette personnalité fascinante, qui répond à des attentes plus ou moins formulées : l’engagement politique et écologique, l’investissement personnel dans le care, une sexualité libérée, une expérience de la vie de famille et une autre de la maladie psychique… Toutes les cases sont cochées, Cécile est présente sur tous les fronts d’une certaine bien-pensance bobo, au point qu’il y a paraît-il des fans qui viennent chaque soir l’écouter raconter ses histoires.
Quelques recherches révèlent cependant que le projet de départ n’est pas celui qui est annoncé de manière succincte dans le seul texte de présentation du spectacle. Dans le programme de salle, Marion Duval se dérobe à l’exercice de l’entretien et cite un article de Lundi Matin sur la cérémonie d’ouverture des JO et la fantasmagorie qu’elle a construite. On ne voit pas le rapport avec le spectacle, mais ce choix prend sens quand on lit une synthèse de la réflexion menée par Marion Duval en 2017-2018 à la Manufacture à Lausanne, avec Cécile et le philosophe Luca Depieri. Ensemble, ils expliquent travailler à « un projet qui interroge depuis la pratique de la scène le rapport que la société contemporaine entretient avec la foi et la croyance », et s’interroge plus particulière sur l’émergence de « micro-messies » qui répondraient à un besoin profond de croyance dans nos sociétés. Les artistes en recherche se demandent comment créer une telle figure dans le cadre d’un spectacle, comment développer « un personnage micro-messiannique » en partant d’expériences vécues, et comment créer l’authenticité.
Le projet a beau dater, il livre quantité de clés sur le spectacle. Il explique par exemple pourquoi la biographie d’artiste de Cécile Laporte n’apparaît pas dans le programme de salle ou en ligne. Ce n’est pas parce qu’elle est une amatrice qui monte pour la première fois sur les planches (mais depuis 5 ans maintenant) comme on nous le suggère ; c’est parce que Cécile Laporte n’existe pas. Cécile Druet, en revanche, est une actrice de formation qui intervient régulièrement en milieu hospitalier. La personne avec qui le public croit avoir passé la soirée n’existe pas, elle est une création. Une création sans aucun doute largement inspirée par la vie de Cécile Druet, mais une création. On comprend alors que l’improvisation, en laquelle paraît résider tout le spectacle, est elle aussi une création de toute pièce.
Cela pourrait être passionnant à penser, cette façon dont est construit un rapport d’authenticité avec la salle, si à un moment on nous révélait la supercherie, si la mystification prenait fin. Si un coup de théâtre in extremis, comme dans Fuck Me de Marina Otero, révélait le piège qui nous a été tendu et remettait ainsi tout le monde d’équerre. De la même façon que les histoires que Cécile raconte restent sans chute, le spectacle, qui pourrait durer encore une heure de plus, reste sans chute. Il prend fin avec les applaudissements fervents du public qui achèvent de porter Cécile aux nues, applaudissements reconduits par la critique qui loue cette personnalité si riche, si humaine, si vraie, et qui nourrit malgré elle cette mystification sans fin autour de Cécile Laporte.
Cette absence de démystification rend la démarche de Marion Duval hautement problématique. Le public et la critique repartent enchantés d’avoir rencontré une telle personnalité, et que lui ait été laissée une telle place sur scène : quatre heures dans le cadre du Festival d’Automne, vive l’art ! Mais quelle serait la réaction de ce public conquis s’il savait que Marion Duval et Cécrile Druet l’ont berné ? Qu’il sert de cobaye pour une expérimentation sur la foi sans jamais le savoir, ni pendant ni après le spectacle ? Et, mis à part le respect dû au public et la reconnaissance due à l’artiste qui donne de sa personne pendant plusieurs heures chaque soir sans jamais révéler son véritable nom, quel est l’intérêt de ce projet qui ne s’avoue jamais, même dans les interviews qui font mine d’en révéler les ressorts ? Un abîme éthique s’ouvre, quand on réalise que le rapport qui paraissait le plus authentique qui soit se révèle en réalité le plus faux sans jamais s’avouer faux. Ce n’est pas comme si l’expérience se révélait formatrice, comme si elle aiguisait notre perception du réel, nous alertait sur notre capacité à nous laisser embarquer, nous entraîner à discerner le vrai du faux, les nouvelles fondées des fake-news – comme Rapt de Chloé Dabert par exemple.
La mystification paraît profondément perverse car si Cécile fonctionne, c’est parce qu’on nous annonce une « performance-vérité » et qu’on nous présente une personne qui n’est pas une professionnelle de la scène, qui vient nous prendre par les sentiments, les bons sentiments, ceux que suscitent des actions que tout le monde s’accorde à trouver admirables – nous qui comme Marion Duval consacrons plus de temps à nos vies personnelles qu’à l’occupation de ZAD. C’est parce que Cécile, dès les premiers instants, vient débusquer nos méfiances, nos résistances, nous reprochant à demi-mots d’être snobs, intellos ou méprisants si la vie qu’elle raconte ne suffit pas à nous intéresser, à nous convertir. Rares sont les personnes qui osent se lever et partir en réclamant du théâtre – sans savoir que théâtre il y a, mais ça, personne ne le sait, pas même les institutions qui accueillent le spectacle –, sans doute car il est question d’handicapés, d’enfants malades, d’engagement politique, d’hôpital psychiatrique. Notre morale nous empêche de douter d’une personne présente sur tous ces fronts, et on refoule les soupçons qui affleurent parfois. Les réserves, voire résistances, sont donc passées sous silence, et le théâtre ne retentit plus que d’une liesse qui se croit aussi spontanée et authentique que la personne qui l’a déclenchée.
F.
Pour en savoir (à peine) plus sur Cécile, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.