« Vider Vénus » de Gaëlle Bourges au Carreau du Temple – beau comme la rencontre fortuite sur une scène du strip-tease et de l’histoire de l’art

Au Carreau du Temple, sont repris les trois premiers spectacles de Gaëlle Bourges, sous la forme d’un triptyque intitulé Vider Vénus. Ces trois spectacles, Je baise les yeux, La Belle Indifférence et Le Verrou, ont été conçus entre 2008 et 2012 comme le rappelle une voix off, une fois les lumières de la salle éteintes, dont l’un des fils rouges qui les unit est la pratique du strip-tease. La voix off poursuit en précisant que le sujet était alors moins visibilisé qu’aujourd’hui, mais aucune modification n’a été apportée aux spectacles entre temps, et, pour déjouer leur caractère potentiellement périmé, elle invite à les aborder comme des archives, des documents du passé. Une immense pertinence se dégage pourtant du propos de ces trois œuvres, qui en outre se révèlent fondatrices dans le rapport à l’histoire de l’art que Gaëlle Bourges a tissé de manière extrêmement singulière tout au long de sa trajectoire. Un rapport d’appropriation des grandes œuvres par l’écriture, le corps et la scène, tout à la fois facétieux, érudit, irrévérent et profondément vivant.

À cour, à l’avant-scène, se trouve une table, autour de laquelle sont assises quatre personnes, désignées par des chevalets : Madame Bourges (Gaëlle Bourges elle-même), Mademoiselle Blaise (Alice Roland), Marianne X (Marianne Chargois) et Gaspard Chabot (Gaspard Delanoë). L’éclairage est neutre et le ton de l’homme solennel alors qu’il nous accueille en annonçant l’inauguration d’un colloque sur la question du strip-tease. Le décalage d’emblée posé entre les codes universitaires repris avec une précision hilarante et le thème abordé est creusé par la présence des trois femmes restées assises à la table, qui écoutent avec concentration l’homme alors qu’elles sont toutes trois torse nu, les tétons pile à la limite de la table.

La situation totalement incongrue et profondément comique permet de sonder sans pathos, sans condescendance, sans gravité mais aussi sans dérision, la pratique du strip-tease. À l’origine de Je baise les yeux, il y a une performance, STRIP, inspirée par l’expérience de Gaëlle Bourges, Alice Roland et Marianne Chargois elles-mêmes, qui complétaient leurs cachets d’intermittentes du spectacle en travaillant comme strip-teaseuses dans le même club. Le titre de la performance et son point de départ ôtent toute originalité à un spectacle créé l’an dernier, STRIP : au risque d’aimer ça, créé par Julie Benegmos et Marion Coutarel. Les deux artistes qui suivaient le même cheminement aboutissaient à une forme tâtonnante, mêlant témoignages, récits et démonstrations dans une ambiance feutrée supposée reproduire celle du club où elles ont travaillé. Un essai d’Anne Dufourmantelle, Éloge du risque, leur servait à structurer le spectacle et à aborder certaines des problématiques sociales, éthiques ou féministes que soulève la pratique du strip-tease.

Ce qui manquait dans ce spectacle, découvert dans le cadre du WET°6, était la mise en place d’un rapport de désir entre la scène et la salle. Dans le spectacle de Gaëlle Bourges, ce rapport est à l’inverse pleinement investi. Sans jamais baisser les yeux, de honte, de gêne ou d’affectation précieuse, les trois femmes décortiquent ce qu’est le « théâtre érotique » avec le sérieux d’universitaires et répondent aux questions tantôt scientifiques tantôt journalistiques que leur pose l’animateur de la table ronde de manière très pragmatique, en ignorant sciemment le désir ou plaisir qu’elles suscitent par leurs récits. L’humour densifie les détails qu’elles apportent – qui concernent le prix de la prestation, la durée et la structure du show ou les arts qui innervent la pratique de chacune selon leurs parcours hybrides –, et les multiples questions que pose le strip-tease, que le format du colloque fait paraître banale, affleurent de manière subtile.

Au début du spectacle il n’y a apparemment rien à voir, simplement à apprécier le degré de précision du jeu – les regards, les intonations, les gestes, qui disent la gêne, l’intérêt, le plaisir du « vieil homme blanc hétérosexuel », l’enthousiasme, l’attention ou l’agacement des interrogées, le tout rythmé par le jeu des questions-réponses qui relancent chaque fois la machine comique. Surviennent ensuite des démonstrations qui enrichissent la table ronde. Une démonstration virtuose de Marianne X qui nourrit sa pratique de stripeuse par le contorsionnisme ; une démonstration hilarante de Madame Bourges qui décrit avec une précision clinique qui désamorce toute forme de désir le troisième temps du show, la masturbation ; une démonstration troublante de Mademoiselle Blaise, par l’intensité de sa danse habitée en combinaison de plastique noire.

Dans ce premier volet d’une redoutable efficacité, la fiction du colloque permet de présenter les stripeuses comme des personnes érudites, qui réfléchissent aux affinités de leur pratique avec l’histoire de l’art autant qu’avec la pornographie. Les références qu’elles mobilisent, quand elles ne sont pas théâtrales et littéraires, de celles qui établissent un rapport de connivence avec un public lui aussi érudit, posent les fondements de la spécificité du geste artistique de Gaëlle Bourges. Dans La Belle Indifférence – titre qui pourrait être celui d’une toile du XVIIe ou du XVIIIe siècle –, on retrouve plus distinctement la démarche déployée dans À mon seul désir, Lascaux ou encore Le Bain : une voix off commente avec une perspective contemporaine la rencontre avec une ou plusieurs œuvres de l’histoire de l’art.

Dans La Belle Indifférence, c’est toute une série de nus qui sont expérimentés par la scène, de Giorgione, Cranach, Titien, Cousin, Velasquez, Füssli, Goya, Ingres et Manet. Une chorégraphie a été créée d’une toile à l’autre, que performent les trois corps des strip-teaseuses qui commencent avec leurs habits de scène avant de se dénuder, désormais à jardin, au fond du plateau, près d’un grand rideau rouge, sur deux tables recouvertes de draps blancs. La chorégraphie est inlassablement reprise, agrémentée d’accessoires qui citent certains nus qui ne sont pas tous explicitement désignés par la voix off, et qui sollicitent la mémoire que l’on peut en avoir : un bracelet, une perruque de cheveux longs, des fleurs, un tissu vert qui devient coiffe, un miroir. Le corps nu, démultiplié par trois, prend chaque fois appui sur de gros coussins ronds drapés, placés d’un côté ou de l’autre, permettant de prendre la pose de dos ou de face.

Tandis que le continuum qui existe entre ces œuvres se trouve exploré physiquement, par la danse, la voix off rappelle combien il a été étudié par l’histoire de l’art. Elle évoque entre autres le liens célèbres qui unissent L’Olympia de Manet à la Vénus d’Urbino du Titien, et décrit ces toiles par intermittences. À d’autres moments, sans que le sens dramaturgique au sein de l’œuvre seule soit évident, on entend des témoignages des trois femmes au sujet de certaines de leurs expériences de stripeuses avec des clients – témoignages qui situent La Belle Indifférence dans la continuité directe de Je baise les yeux. L’effet de ces récits qui se superposent à la chorégraphie des corps nus, qui à d’innombrables reprises exposent leur vagin parfaitement épilé – Origines du monde version XXIe siècle – est cependant de donner sens au titre du triptyque. « Vider Vénus », c’est peut-être vider les bourses des hommes qui ont peint et commenté ces toiles représentant des corps de femmes réduites à des objets, désérotiser ces œuvres célèbres de l’Histoire de l’art afin de dissocier l’esthétique de toute forme de désir. L’entreprise, aussi crue dans sa mise en œuvre que dans ses effets, est efficace. Elle contribue à politiser la démarche amorcée avec Je baise les yeux, politisation qui s’achève avec Le Verrou.

Cette fois, Gaspard Delanoë se tient assis face à une table située à l’avant-scène, côté jardin, et lit un texte – encore un de ces textes qui font la saveur des spectacles de Gaëlle Bourges, aussi comique que riche de mille références, qui pose un cadre fictionnel tout en permettant d’entrer dans une œuvre picturale. La fiction est la suivante : un homme qui vit seul dans un immeuble en voie de destruction reçoit des cartes postales anonymes, au sujet desquelles il questionne sa voisine du dessous, qui regarde Star Wars avec des amies stripeuses. Ces cartes postales représentent chaque fois un détail d’une toile de Fragonard, Le Verrou, et somment l’homme de devenir « plus républicain ». Pour comprendre cette injonction mystérieuse, l’homme lit Sade et parcourt les couloirs du Louvre dans lesquels il se perd, passant des salles où se multiplient les corps de femmes nus aux assemblées d’hommes habillés, avant de se tenir face à la fameuse toile.

La peinture se trouve commentée, avec Philippe Sollers discrédité ou Daniel Arasse, non cité mais indiqué dans le programme de salle, avec son essai On n’y voit rien. Sur la partie gauche de la toile de Fragonard, à côté du couple en plein mouvement qui ferme un verrou tout en s’enlaçant, il semble en effet qu’il n’y ait rien à voir. Mais rien, c’est déjà quelque chose, comme le rappellent le personnage, Gaspard Delanoë et Daniel Arasse. Tandis que le personnage égrène son récit loufoque, les trois femmes dansent et reconstituent la toile, avec un grand tissu rouge, un matelas, des accessoires de couleur et la posture des corps, triplée à nouveau. Voix et performance s’unissent ainsi pour se passer de la reproduction de la toile à l’origine du spectacle, pour titiller le souvenir que l’on en a ou en faire surgir la vision par l’articulation de la description et de la danse. L’effet singulier de surgissement produit tient en grande partie à l’équilibre trouvé entre érudition et approche fictionnelle, qui crée un point de vue intime sur l’œuvre, à proximité du spectateur.

Le dénouement de cette enquête incongrue est pour le moins inattendu : l’homme en vient à proclamer avec hargne la République des lesbiennes. Avec La Belle Indifférence et À mon seul désir, s’impose alors la question de l’impossible dénouement de ces spectacles. Chaque fois, Gaëlle Bourges conclut avec des pics d’intensité progressivement amenés, qui entendent prendre leur distance avec la simple reconstitution de l’œuvre par la scène, ne pas finir avec elle mais bien sur scène, avec les moyens du théâtre et de la danse – lumières, corps, espace, texte –, afin de substituer au point final que semble constituer l’image consacrée par l’histoire de l’art une hypnose perceptive, parfois plus saisissante que d’autres.

Ce triptyque ramène aux origines de la démarche de Gaëlle Bourges, désormais institutionnalisée et déclinée pour le jeune public. Il fait prendre conscience que celle qui était chorégraphe, qui entretient un rapport passionné à l’histoire de l’art et aux écrits qu’elle génère, est aussi une actrice profondément comique, ainsi qu’une autrice extrêmement fine. Toutes ces qualités mises ensemble permettent d’en apprendre beaucoup sans en avoir l’air et de mettre au contact d’œuvres picturales de manière inédite, d’établir un rapport intime et charnel avec elles, en exploitant pleinement cette idée formulée par le metteur en scène japonais Kurō Tanino : « Au théâtre, on peut réaliser des choses auxquelles beaucoup de peintre ne peuvent que rêver. On peut changer en un instant la couleur du tableau, ou faire s’en dégager des odeurs ou des sons. De plus, le public regarde tranquillement et assidûment le tableau pendant une heure et demie ou deux heures. […] Donc, d’une certaine manière, on peut dire qu’une expérience de spectateur inatteignable dans les beaux-arts s’accomplit miraculeusement au théâtre ».

F.

 

Pour en savoir plus sur « Vider Vénus », rendez-vous sur le site du Carreau du Temple.

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