« The Confessions » d’Alexander Zeldin au Théâtre de l’Odéon – entre Courbet et Hopper, hésitation esthétique pour un récit féministe

Alexander Zeldin, artiste britannique associé au Théâtre de l’Odéon, a été découvert en France ces dernières années avec plusieurs spectacles, parmi lesquels Une mort dans la famille et LOVE. Pour sa dernière création, The Confessions, présentée en juin dernier au Wiener Festwochen puis au Festival d’Avignon, il signe à nouveau le texte et la mise en scène. Le metteur en scène se risque cependant à un déplacement, par rapport à ses précédentes œuvres, caractérisées par une esthétique naturaliste digne d’André Antoine, grâce à laquelle il représentait des pans de la réalité contemporaine trop peu visibilisés : la transition délicate d’une personne âgée de chez elle à un EHPAD, ou la vie dans un hébergement d’urgence pour personnes expulsées. Avec The Confessions, Zeldin délaisse aussi bien le choix d’une représentation plus vraie que nature au plateau que la dimension sociale de son théâtre. Il procède à un changement d’échelle et offre le récit de vie d’une femme, et avec lui, le récit féministe d’une émancipation.

Le rideau de velours rouge du Théâtre de l’Odéon est fermé. Avant même que les lumières ne s’éteignent, une femme assise dans l’orchestre se lève et monte à l’avant-scène, avec hésitation. Il s’agit d’Amelda Brown, actrice qui s’adresse à nous et nous annonce une vie qui n’a pas grand intérêt, dont l’un des premiers souvenirs est le retour de son père de la guerre, retour marqué par le trouble de voir un homme entrer dans sa vie pour la première fois, et par l’impression de voir une photo mourir. Le ton un peu facétieux instaure une intimité accrue par la sonorisation discrète. Cette entrée en matière, la présence solitaire d’une actrice d’un certain âge qui s’adresse directement au public et le lieu évoquent le souvenir de l’un des derniers spectacles de la saison à l’Odéon : Drive Your Plow Over the Bones of the Dead, de Simon McBurney, d’après le roman d’Olga Tokarczuk. Le rapprochement qui d’emblée s’impose est plusieurs fois relancé par tel ou tel détail, qui établissent un parallèle déstabilisant entre les deux spectacles.

Pourtant, les registres de l’un et l’autre est bien différent : Alice – c’est le prénom de la femme – ne vient pas raconter des faits extraordinaires survenus à la frontière tchèque de la Pologne. Elle annonce au contraire une vie ordinaire. Cette mise en garde formulée, elle n’en ouvre pas moins le grand rideau de velours rouge, qui ouvre sur une autre scène, fermée par un autre rideau de velours rouge, qui plante le décor d’un bal de fin d’année dans le style américain (nous sommes en Australie, en réalité). Trois jeunes filles sur leur 31 attendent le retour des « cadets », de jeunes marins partis il y a un moment. L’une d’elle est Alice, plus jeune, entourée de deux de ses amies. La scène suivante se déroule au-delà du deuxième rideau, derrière lequel se trouve la cuisine des parents d’Alice, à qui la jeune fille annonce qu’elle a échoué sa première année à l’université. Son père l’encouragerait bien à poursuivre, mais sa mère prend le dessus et la pousse dans les bras de Graham.

Le spectacle est ensuite composé d’une collection de scènes qui offrent des instantanés des moments les plus importants de la vie d’Alice : un dîner festif entre amis, à la veille du départ de Graham au Vietnam, pour la guerre ; ses cours du soir à l’université sur la poésie, alors qu’elle enseigne dans le secondaire ; la séparation d’avec Graham ; l’installation chez des amies hippies ; la rencontre avec un universitaire en histoire de l’art, Terry ; la virée traumatisante à Melbourne ; le départ d’Australie pour l’Europe ; la rencontre avec Jacob à la bibliothèque du British Museum ; la vie avec ses enfants ; la mort de leur père. Selon qu’il a lu ou non la feuille de salle avant de voir le spectacle, le public ne se situe pas exactement au même endroit, par rapport à cette histoire. Une information paramètre différemment la réception du spectacle, avancée dès les premières phrases de l’entretien : cette vie, c’est celle de la mère d’Alexander Zeldin. Il en interrompt le cours au moment précis où commence Une mort dans la famille, qui commençait avec la mort de son père et le donnait à voir en adolescent en colère qui fait voler ses cendres dans la pièce à vivre.

Le titre du spectacle, « Confessions », vient de ce que le metteur en scène a demandé à sa mère de lui raconter sa vie dans le détail et sans réserves – vie qu’il a ensuite réécrite pour en faire un récit pour le théâtre. On ne retrouve pas dans ce texte le caractère ciselé des répliques qui donnait un caractère saillant à Une mort dans la famille. L’écriture, en tant que travail de la langue, passe ici au second plan. Ce qui reste, c’est le caractère profondément féministe de la vie racontée – dont on découvre après coup qu’il l’est comme malgré lui, car inspiré d’une vie qui ne revendique pas son exemplarité. La vie d’Alice est la vie d’une femme qui s’émancipe de l’autorité parentale, de l’autorité conjugale, de l’autorité patriarcale ; une vie marquée par l’assignation, le divorce puis le viol, au moment où elle est sur le point de prendre son envol. Une vie enfin qui se reconstruit ailleurs, suivant d’autres codes que ceux transmis par sa famille.

Ce récit implique toute une galerie de personnages autour d’Alice, qui manquent de nuance, le père mis à part. Ses amies, sa mère, son mari ont tous des relations tranchées qui les situent très clairement dans un camp entre réactionnaires et avant-gardistes – à l’extrême pour Eva. Leurs interactions sont chargées de faire comprendre les choix d’Alice, qui comme le Pierrot de Watteau, tableau jamais montré mais décrit et analysé par Alice, se trouve hésitante une fois sortie de son rôle. Ce peu de consistance des personnages qui entourent la figure centrale est sans doute à mettre sur le compte des partis pris esthétiques de Zeldin. Alors qu’il tendait dans ces précédents spectacles à faire coller ses acteurs et actrices, professionnels ou non, à la peau de leurs personnages, ici, les neuf réunis passent d’un rôle à l’autre à la faveur d’un changement de costume et de prénom, parfois un peu rapides.

De manière plus radicale encore, Zeldin renonce à l’esthétique naturaliste par laquelle il s’est distingué. N’en reste que des pans, au travers d’un repas véritablement partagé ou d’une étagère pleine un moment ramenée sur le plateau pour figurer un intérieur. Mais certains tableaux évoquent davantage Hopper que Courbet. L’effet de mise en abyme, que souligne la présence fantomatique de la vieille Alice à intervalles réguliers, est souligné par la mise à nu de la scène placée sur la scène, dont on voit les châssis sur les côtés. Les changements de décor se font à vue, et le décor est lui-même retourné comme un gant au moment où Alice change de vie. Ce renoncement au naturalisme n’est pas un regret en soi, mais on peut en revanche faire l’hypothèse que la théâtralité exacerbée qui lui a été préférée, encore nourrie par les adresses directes au public ou sa prise en compte régulière en tant que toile à contempler, décalent le jeu d’acteur. Dans les précédents spectacles de Zeldin, la reconstitution du réel à laquelle il procède au plateau est telle qu’elle donne l’impression de voir des personnages vivre au plateau, et pas seulement des acteurs et actrices jouer. Ici, on voit le jeu, en même temps qu’on perçoit la volonté d’immerger dans des scènes longues – dans lesquelles faire oublier le jeu. Quelque chose ne prend pas, ou trop rarement, entre les personnages. Les postures sont trop superficielles, voire caricaturales, pour donner l’impression d’immerger dans la finesse et la complexité des relations.

La coprésence des deux Alice, la jeune (Eryn Jean Norvill) et la plus âgée, fait parfois gagner en intensité le jeu, notamment lors de la scène très étrange de réparation du viol. Mais à nouveau, le procédé ne convainc pas tout à fait, ne suffit pas à donner de l’ampleur, de la portée, de la profondeur à l’ensemble. Zeldin dit avoir voulu, avec ce spectacle, « honorer une vie simple ». La formule évoque le « cœur simple » de Flaubert, qui compensait la simplicité de la vie de Félicité par une recherche sur son style. Zeldin, lui, a tenté de changer de style, justement – ce qui est louable. Mais ses grandes phrases sur « le théâtre », sur sa mission de représenter la vie en faisant oublier la fiction, sonnent creux sans la portée sociale de son objet, sans la réflexion menée sur le pan de réalité qu’il représente et les façons de le représenter. The Confessions n’a pas le caractère spectaculaire du naturalisme qui aiguise le sens de l’observation aussi bien que le jeu. Les choix de Zeldin font perdre son art en puissance, et ne sont que partiellement rattrapés par le caractère féministe du récit qu’il livre. Quand à plusieurs reprises une partie du public rit, alors que d’autres sont crispés, voire glacés d’effroi par certaines répliques d’un conservatisme destructeur, le spectacle révèle la nécessité de faire entendre et voir des histoires qui ont des femmes pour personnages principaux et qui révèlent toutes les embûches dont sont faites leurs vies.

F.

 

Pour en savoir plus sur « The Confessions », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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