« Fraternité, conte fantastique » de Caroline Guiela Nguyen aux Ateliers Berthier – théâtre de larmes sans catharsis

Dans la continuité de Saïgon, qu’un des personnages introduisait comme une « histoire de larmes », le dernier spectacle de Caroline Guiela Nguyen, Fraternité, conte fantastique, propose à nouveau un théâtre de larmes. La metteuse en scène propose cette fois un conte dans lequel la moitié de l’humanité a disparu, et ceux qui ont survécu dépensent toute leur énergie à se consoler les uns les autres. La catastrophe imaginée fait écho aux temps que nous vivons, mais l’émotion ne naît pas de cette possible résonance avec le réel. Le décalage est encore plus net que dans Saïgon, entre un projet théâtral fort, lourd de convictions, et un spectacle qui n’en livre que des bribes.

Sur scène, un hôpital, une salle des fêtes, un lieu associatif, ou peut-être même une crèche, avec ces couleurs pastel du mobilier et ces dessins sur les murs parme. Comme dans Saïgon, le réalisme, poussé jusque dans les moindres détails, invite à l’immersion – mais cette fois dans un lieu non identifié. L’espace représenté est progressivement désigné : il s’agit d’un « Centre de soin et de consolation », créé à la suite d’une « grande éclipse » qui a causé la disparition de la moitié de l’humanité. Ce n’est pas une zone géographique qui a été touchée, ou une tranche d’âge de la population, mais bien la moitié de l’humanité, soit un individu sur deux. Tout le monde est donc victime de la catastrophe, tout le monde pleure quelqu’un, que ce soit un père, un conjoint, un enfant ou un frère. Pour remédier à la peine dont chacun souffre, des individus se réunissent dans ces centres et découvrent une nouvelle technologie grâce à laquelle envoyer des messages d’une minute trente dans l’espace grâce au concours de la NASA, avec l’espoir que les disparus reçoivent ces messages.

Pas besoin d’être un spécialiste en psychologie du deuil pour comprendre d’emblée que cette nouvelle machine n’est pas le meilleur des remèdes pour se remettre d’une perte. Mais l’histoire représentée est un conte, dont les personnages vivent avec l’espoir d’un retour des disparus, espoir qu’ils misent sur une nouvelle éclipse – cependant, l’histoire représentée a beau être un conte, on ne croit pas une seconde à cette possibilité. Le spectacle des parents qui pleurent leurs enfants, des enfants qui pleurent leurs parents, etc. est ainsi rapidement frappé de l’impossibilité d’assister à des retrouvailles. L’émotion intense des personnages, et des acteurs qui pleurent beaucoup, est régulièrement temporisée par l’interruption brutale des messages au bout d’une minute trente, ou par la responsable de la NASA du Centre qui vient mesurer les battements de leurs cœurs. Son empressement paraît chaque fois hors de propos, jusqu’au moment de comprendre que le battement des cœurs est ralenti par toute la peine qui s’est accumulé en eux, et, pire encore, que le mouvement de la Terre, et de tout l’univers, dont des images sont projetées sur un pan de mur ou un écran, est lui aussi ralenti, à cause de cette peine. Une poésie se dégage de ce jeu d’échelle, qui évoque la musique des sphères de Pythagore. Mais cette dimension symbolique est rapidement ramenée aux nécessités du conte : pour remettre en mouvement l’univers, et ainsi provoquer une nouvelle éclipse, les endeuillés vont devoir faire don de leurs souvenirs.

C’est là un drôle de conte qui nous est conté, qui suscite moins l’intérêt par ses différentes péripéties que parce que le tempo lent qui est adopté permet de ciseler les personnages du microcosme par lequel est entrevue cette catastrophe globale. Ce qui frappe d’emblée, sur scène, c’est l’hétérogénéité des profils rassemblés : tous les âges sont représentés, de l’adolescence à la vieillesse, et de multiples origines qui se manifestent par des langues – le français, l’anglais, l’arabe, le vietnamien, le tamoul. Ce plurilinguisme donne lieu, comme dans Saïgon, à des scènes de traduction qui font partie de celles qui touchent le plus, avec le rap de Saaphyra et les chants du contre-ténor Alix Pétris.

Pour le reste, la gravité du sujet, sa pesanteur même, n’est qu’à peine troublée par les quelques incartades supposées faire retomber la pression. Le simple fait de voir ce conte représenté au théâtre pourrait introduire un hiatus qui amplifierait, paradoxalement, l’émotion. Mais toute forme de théâtralité paraît comme effacée sur cette scène. Les acteurs sont en empathie totale avec leur personnage, un quatrième mur nous sépare radicalement de la scène, et c’est à peine si les reconfigurations de l’espace à vue introduisent un semblant de distanciation. Ce à quoi on assiste pourrait aussi bien être un film – Caroline Guiela Nguyen est d’ailleurs attirée par le cinéma, et le premier volet du triptyque Fraternité a pris la forme d’un film, Les Engloutis, tourné à la Maison centrale d’Arles. Un film certes très bien joué, mais dans lequel manque ce petit supplément de présence qui fait percevoir la performance grâce à laquelle la fiction naît et qui rappelle à chaque instant qu’on est au théâtre. Seules Nanii, Saaphyra et Maia Zrouki, trois jeunes femmes, se distinguent dans la distribution par une telle sorte de présence. Ce sentiment de manque est d’autant plus grand que l’essentiel du propos de la metteuse en scène dans le programme de salle est focalisé sur sa démarche, qui consiste à réunir des acteurs non professionnels pour faire voir sur scène des corps que l’on n’a pas l’habitude d’y voir et de faire entendre des langues trop rares dans nos théâtres. Caroline Guiela Nguyen façonne si bien ces non professionnels à son art qu’on en vient à oublier ce qu’ils sont. La fragilité des personnages aurait pourtant pu être décuplée par une certaine fragilité dans le jeu, ou par des béances dans la scénographie. Mais la metteuse en scène prend plutôt le parti de l’harmonie, du lissage, à l’image de ces couleurs pastel supposées apaiser la peine, mais qui en viennent en réalité à susciter l’envie de tout casser – envie qui saisit plusieurs des personnages quand la consolation leur paraît vaine.

Ces partis pris qui ne convainquent pas du point de vue théâtral auraient pu être compensés par une morale transcendante – celle que le public qui revient en salle après l’entracte attend probablement. Mais ce conte fantastique a la particularité de n’avoir pas de morale. Les conclusions à en tirer sont problématiques : se consoler revient-il à accroître sa peine ? se débarrasser de ses souvenirs, faire table rase, permettrait-il de retourner à la vie ? Les personnages sont si focalisés sur leurs disparus qu’ils ne paraissent pas voir les liens forts qui se tissent entre eux, qui pourraient les consoler pour de bon s’ils étaient cultivés. Tous sont au contraire dévorés par leur incapacité à gérer le manque – par le mensonge, l’illusion, le déni, le surplus de travail ou l’oubli de soi dans l’aide à l’autre. Notre besoin de consolation à nous qu’aiguillonne ce spectacle, « impossible à rassasier » comme l’écrivait Stig Dagerman, est loin d’être comblé par ce spectacle. Le conte proposé n’est pas une fiction consolatrice et ne vient pas non plus proposer un moment de théâtre grâce auquel trouver du réconfort, alors que tout pouvait y concourir – la démarche de la metteuse en scène comme les personnes dont elle s’est entourée.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Fraternité, conte fantastique », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

Related Posts