Une étude de « Mass für Mass » de Thomas Ostermeier

Dossier d’analyse sur Mass für Mass de William Shakespeare par Thomas Ostermeier, rédigé dans le cadre du séminaire de Jean Delabroy, « Lecture de Shakespeare » (Paris-Diderot).

Une étude de Mass für Mass de Thomas Ostermeier

Mass fur Mass - Ostermeier

 

Après Georges Pitoëff en 1920, Peter Brook en 1978 et Jacques Nichet en 2011, pour n’en citer que quelques-uns, Thomas Ostermeier s’est emparé en août 2011 de Mesure pour mesure. Cette pièce n’est pas la première de Shakespeare dont le metteur en scène allemand s’empare. Avant celle-ci, il a monté Le Songe d’une nuit d’été en 2006, Hamlet en 2008 et Othello en 2010. Ces quelques dates révèlent un intérêt prononcé et relativement récent pour son œuvre. Néanmoins, cette fois-ci Thomas Ostermeier ne propose pas la mise en scène de l’une des plus connues et des plus montées des pièces de Shakespeare, comme c’est le cas des précédentes. Avec Mesure pour mesure, il s’attaque à une pièce controversée, plus problématique que d’autres, que l’on a coutume de désigner comme une « problem play » à défaut de réussir à décider de son appartenance à la tragédie ou à la comédie[1]. Outre ce problème de classement générique, les nombreuses discussions et débats qui entourent la pièce, plus commentée que mise en scène, se cristallisent autour de trois personnages. Tout d’abord, la critique se déchire de façon symptomatique autour du sens exacerbé de l’honneur d’Isabelle, au point d’en venir à des considérations psychologiques sur le personnage[2]. Après elle, le duc soulève de nombreuses interrogations quant à ses motivations au moment de remettre le pouvoir entre les mains d’Angelo, et concernant ses décisions finales – d’une part d’épouser Isabelle, pourtant sur le point de rentrer dans les ordres, et de l’autre de punir Lucio, victime de son déguisement. Enfin, Angelo sépare ceux qui le condamnent pour la monstruosité de la rançon qu’il réclame à Isabelle, de ceux chez qui il suscite de la sympathie par sa faiblesse toute humaine. Ces ambiguïtés quant à leurs motivations et à leur bonté empêchent un jugement totalement tranché en faveur de l’un ou de l’autre. De la même façon que le texte pose la question de la juste application de la loi, entre répression et compassion, sa lecture pose la question de l’appréciation de ces personnages. Ces enjeux dramaturgiques se retrouvent avec une extrême acuité dans la mise en scène de Thomas Ostermeier.

Créée à Salzburg, son spectacle est présenté à l’Odéon – Théâtre de l’Europe en avril 2012[3]. Suivant sa vocation de présenter des mises en scènes européennes[4], le théâtre conserve le titre allemand du spectacle et le rend accessible à son public non-germanophone par l’insertion de surtitres sur la scène. Pour cette création, Thomas Ostermeier fait une nouvelle fois appel au scénographe Jan Papperlbaum qui a créé la quasi-totalité de ses spectacles, et s’entoure de membres permanents de la célèbre compagnie de théâtre berlinoise, la Schaubühne[5].

Partant de la perception « naïve » du spectacle, indéterminée par les débats qui entourent la pièce ou même par sa simple lecture, il s’agira ici d’envisager quels sentiments cette mise en scène fait naître à l’égard des personnages principaux chez ce spectateur encore vierge de tout savoir. L’étude des enjeux de l’importante manipulation du texte à laquelle Thomas Ostermeier procède et des ressorts scéniques polysémiques qu’il met en place permettra dans un troisième de temps d’envisager sa posture dramaturgique par rapport aux personnages que l’on a distingués. Là où le spectateur inscient a le sentiment qu’il ne livre qu’une mise en scène – au sens propre – de la pièce, une simple transposition « objective » qui ne laisse rien paraître des complexités de la pièce, le décryptage des sentiments que le spectacle fait naître, la relecture des nombreux signes que Thomas Ostermeier manipule et la connaissance approfondie du texte révèlent qu’en réalité toutes les conditions d’un double jugement sans appel son mises en places. Alors que l’attitude d’Isabelle n’est pas présentée comme problématique, il apparaîtra que Thomas Ostermeier organise d’une part la condamnation du duc et de l’autre la grâce d’Angelo.

 

 

 

1Enjeux de l’« adaptation » du texte par Thomas Ostermeier

1.1. Remarques sur la traduction et la notion d’adaptation

Pour cette mise en scène de Mesure pour mesure, Thomas Ostermeier se sert de la traduction allemande du texte par Marius Von Mayenburg. Cet écrivain de théâtre allemand dont il a monté plusieurs pièces[6], est également traducteur et dramaturge pour le théâtre de la Schaubühne de Berlin, où a été créé le spectacle. Dans l’incapacité de faire une quelconque remarque sur cette traduction, il était également vain de se reporter aux surtitres du spectacle projetés sur la scène de l’Odéon, car comme le programme le précise, « les alexandrins de Shakespeare  étant trop larges pour servir de surtitres, le spectacle s’accompagne d’une traduction simplifiée de la version allemande, incluant s’il se peut des fragments du texte originale »[7].

A défaut de pouvoir juger de la pertinence ou de la modernité de cette traduction, on peut néanmoins se reporter à la manipulation du texte à laquelle Thomas Ostermeier a procédé. On peut d’emblée remarquer que pour ce spectacle, le metteur en scène a fait appel à sept comédiens et à trois musiciens, là où la pièce de Shakespeare fait intervenir plus d’une vingtaine de personnages. Ce choix laisse présager des suppressions qui ont dû être faites et des superpositions de rôles sur un même corps auxquelles il a pu avoir recours.

Avant cela, on peut souligner le fait que l’équipe de l’Odéon en charge du dossier d’accompagnement du spectacle[8] a recours à la notion d’« adaptation » pour désigner le travail du metteur en scène à partir de la pièce de Shakespeare. Cet usage semble révéler l’inscription du théâtre français dans une tradition extrêmement textocentrée. Cette mention, fréquemment employée, sert en effet à la fois à désigner et à dissimuler la moindre manipulation d’un texte, considéré comme sacré et intouchable. Thomas Ostermeier pour sa part l’aborde avec moins d’égards et plus de liberté, indiquant en toute simplicité que son spectacle est une mise en scène de la pièce de Shakespeare.

1.2. Coupes et déplacements

Dans l’architecture d’ensemble de la pièce, il apparaît d’emblée que le metteur en scène a supprimé de façon systématique les scènes qui concernent l’intrigue secondaire. Les personnages de Froth (Lécume dans la traduction de Sylvie Monod[9]), Pompey (Pompée) et Elbow (Ducoude) sont en effet totalement absents de son spectacle. Seule Mistress Overdone (Madame About) est gardée le temps d’une réplique à l’acte I : c’est elle qui apprend à Lucio que Claudio a été arrêté et condamné par le suppléant du duc, Angelo. Ce choix semble révéler une logique d’efficacité dramatique dans laquelle les scènes populaires, constituées de jeux de mots grivois difficiles à traduire, n’entrent pas. La suppression de la fin de la première scène de l’acte I, de la fin de la scène unique de l’acte III et des débuts des scènes deux et trois de l’acte IV, dans lesquels apparaissent ses personnages, entre donc pleinement dans cette logique d’efficacité. Thomas Ostermeier fait également l’économie du personnage de Francesca, la sœur qui initie Isabelle aux règles du couvent à la scène quatre de l’acte I, de Juliette, qui fait une courte et unique apparition à la scène trois de l’acte II, et du Frère Pierre, présent dans la scène cinq de l’acte IV et dans la scène finale.

Il semble que ce soit cette même logique qui amène Thomas Ostermeier à supprimer le début de la scène deux de l’acte II, au cours de laquelle le prévôt se montre compatissant à l’égard de Claudio. Dans le spectacle, le personnage est bien plus brutal et impartial. Cet effacement de sa pitié le ramène à un rôle neutre d’exécutant. De la même façon, le personnage de Marianne est amoindri par la suppression du début de la première scène de l’acte IV qui la met en scène chantant avec un page. L’arrivée du duc et d’Isabelle chez elle et l’exposition de leur plan se fait sans transition avec ce qui précède, réduisant Marianne à un simple moyen dramaturgique. Enfin, une importante ellipse dans la scène trois de l’acte IV révèle la suppression du personnage de Ragusin, ce qui conduit à la simple décapitation de Bernardino à la place de Claudio. Cette réduction des personnages de deuxième plan a pour effet de mettre en valeur les personnages qui sont engagés dans le débat qui entoure la mort de Claudio.

Enfin, on peut mentionner la suppression de deux passages dans la longue scène qui constitue l’acte III, relatifs au personnage du duc. Le dialogue au cours duquel celui-ci demande au prévôt d’assister à l’échange entre Isabelle et Claudio est évacué, rendu implicite par son apparition sur le plateau à la fin de cet échange. Sa présence cachée devient donc sous-entendue pour le spectateur, comme évidente, du moins en cohérence avec ses précédentes manipulations. A la fin de cette même scène, les questions qu’il pose à Escalus concernant « le tempérament du duc », alors qu’il est toujours déguisé en moine, sont également absentes. Cette suppression qui semble simplement atténuer sa mégalomanie a en réalité un enjeu crucial dans la mise en place de sa condamnation : en taisant le témoignage d’Escalus, qui garantit que le duc n’est pas fondamentalement mauvais, Thomas Ostermeier amène le spectateur à donner du crédit aux paroles de Lucio qui a précédemment dénoncé ses plaisirs. Sa condamnation par le duc dans la scène de dénouement apparaît alors comme une vengeance arbitraire et tyrannique. Ces premiers indices de la mise en place d’un jugement négatif à l’égard du duc seront par la suite confirmés par de multiples éléments scéniques.

Par ailleurs, Thomas Ostermeier procède à deux déplacements de scène. Dans l’acte I, la scène trois est située avant la scène deux. Ainsi, à peine parti, le duc revient sur scène, se déguise en moine et explique son étrange décision et le projet qui l’a motivée à Frère Thomas. En plus de souligner la personnalité malicieuse du duc, ce choix facilite la transition entre la deuxième et la quatrième scène de ce même acte : Lucio passe directement de la rue au couvent pour accéder à la demande de Claudio et solliciter l’aide d’Isabelle. De façon comparable, le début de la scène unique de l’acte III est insérée dans la scène trois de l’acte II, ce qui a pour effet de réduire les aller et retours entre le palais et la prison  et de concentrer en une seule visite les échanges entre le duc déguisé et Claudio.

1.3. Mises en retrait et mises en valeur

De telles manipulations du texte, on l’a dit, sont souvent motivées par une logique d’efficacité dramatique et une nécessité de réduire la durée du spectacle, qui malgré ces coupes dure déjà plus de deux heures. Au-delà de cette motivation purement pratique, elles révèlent une mise en valeur des scènes les plus fondamentales de la pièce, à savoir, les scènes deux et quatre du deuxième acte, le cœur de la scène unique de l’acte III et le dénouement de la pièce à l’acte V. Contrairement aux autres dont on a vu qu’elles n’étaient pas seulement supprimées mais également élaguées – ce qui n’est pas sans impact sur le résultat scénique –, ces scènes sont caractérisées sur le plateau par leur unité. Il semble alors que toutes les autres scènes servent à mettre en place ces morceaux choisis et à assurer les transitions entre eux.

Ce travail sur le texte focalise l’attention sur trois personnages : le duc, Angelo et Isabelle. Claudio, Lucio et le prévôt, dont on a vu que la personnalité était atténuée, sont placés en retrait par rapport aux trois premiers. Enfin, Escalus et Marianne, également incarnés sur scène, se trouvent quant à eux relégués à un troisième plan. Il résulte de cette réduction à l’essentiel une extrême densité, mais aussi une place plus grande laissée à un discours purement scénographique.

 

 

 

2. Inventions scéniques et effets de sens

La scénographie de Thomas Ostermeier est caractérisée par une singularité extrêmement forte. Des éléments scéniques inventés par rapport à la pièce de Shakespeare mettent en valeur ses enjeux dramaturgiques et structurent le spectacle.

2.1. La musique

Avant même le début de la pièce, le public découvre la présence sur scène de musiciens, tandis qu’ils accordent leurs instruments ou s’essaient à quelques notes dans la pénombre de la scène. Le programme de l’Odéon confirme cette première impression, indiquant la participation au spectacle d’une chanteuse, d’un trompettiste et d’un guitariste[10]. Ces trois artistes, présents sur scène au même plan que les comédiens, assurent la mise en musique du spectacle. Paradoxalement, ce qui frappe en premier lieu est que la fréquence de leurs interventions, qui rythment l’ensemble de la représentation, rend le silence particulièrement audible. Ainsi, il est une première fois remarquable à la scène deux de l’acte II, lors du premier entretien entre Angelo et Isabelle. De façon encore plus flagrante, lors de la scène quatre de ce même acte qui réunit une nouvelle fois Angelo et Isabelle, comédiens et musiciens quittent le plateau. Ils ne reviennent qu’à la fin de la scène unique de l’acte III, après le dialogue entre Lucio et le duc déguisé. Enfin, la scène de dénouement de la pièce à l’acte V se distingue également de ce qui précède par sa pureté sonore. Dans ces quatre scènes, dont on a vu qu’elles étaient particulièrement mises en valeur, la parole se charge d’un poids exceptionnel.

Pour le reste, la musique, loin d’être reléguée au rang d’accompagnement, est véritablement intégrée à la représentation et s’inscrit profondément dans une logique dramaturgique. Ainsi, de façon significative, elle précède le dialogue entre le duc et Escalus qui ouvre la pièce. Une fois le public installé, la scène s’illumine et les comédiens s’avancent en ligne sur le proscenium. Accompagnés des musiciens, ils chantent une polyphonie à huit voix, dont des variations sont reprises tout au long du spectacle. Si ce chant se situe en amont de la pièce, avant toute mise en place de la situation, il contribue à souligner le rôle tout particulier du duc dans ce qui va suivre. C’est en effet lui qui y met fin avec un geste de la main, discret mais ferme. Un tel rôle de chef d’orchestre ou de chef de chœur, métaphorique de ses manœuvres, est souligné par la suite. Juste avant l’acte IV, le chœur est reformé par les comédiens côté cour, tandis que lui se trouve sur les marches à l’avant de la scène, détaché du groupe, à la place même du chef d’orchestre, et qu’il invite le public à partager son plaisir de la musique en l’interpelant. Enfin, juste avant l’acte V, les comédiens s’avancent une nouvelle fois en ligne au bord de la scène et chantent. Néanmoins, cette fois ce n’est pas le duc mais le prévôt qui met fin au chant, rappelant ainsi que ses plans ont failli tourner court dans la scène précédente et indiquant par là que sa mainmise sur les autres personnages est relative. La musique se trouve une dernière fois associée au duc dans la scène finale : après un long temps où elle est restée en retrait, elle resurgit au moment où il revient déguisé en moine. Elle se fait alors le signal de l’ensorcellement qui lui est devenu indissociable.

Comme le duc, Angelo met fin à la musique à trois reprises. Néanmoins, il le fait de façon plus violente et abrupte, sans attendre l’accord final des morceaux. Au cours de la première scène, alors qu’il apprend du duc que celui-ci veut remettre le pouvoir entre ses mains, il demande d’un geste au guitariste de s’arrêter pour marquer la solennité et la gravité du moment. Par la suite, au début de l’acte II, le cri de refus qu’il pousse pour mettre fin aux prières d’Escalus amène les musiciens à s’interrompre un moment, avant de reprendre à la fin de cet échange. De façon encore plus radicale, dans la même scène, il réduit une nouvelle fois les musiciens et la chanteuse au silence en les obligeant à changer précipitamment de place, les menaçant de son jet d’eau – deuxième élément scénographique remarquable.

2.2. Le jet d’eau

Dans la scénographie de cuivre de Jan Pappelbaum, se trouve côté cour un jet d’eau. Cet élément, pour le moins original sur une scène de théâtre, ne se contente pas d’être un symbole par sa simple présence : à plusieurs reprises, l’eau en surgit en abondance. Selon les personnages qui l’utilisent et les situations au cours desquelles ils y ont recours, ce même objet prend des significations différentes, dont le point commun est la violence.

Il est employé pour la première fois par Lucio à la scène deux de l’acte I. Alors qu’il tombe ivre sur le sol, le pantalon baissé jusqu’au genou, il se masturbe énergiquement et se déplace avec difficulté jusqu’au jet d’eau pour éteindre le feu qui lui brûle l’entrejambe et se soulager ainsi. Entreles mains du prévôt ou d’Angelo, le jet d’eau devient a contrario un instrument de torture, qui n’est pas sans évoquer l’époque médiévale. Dans la même scène, Lucio découvre l’arrestation de Claudio, placé sous la garde du prévôt. Le prisonnier est arrosé par ce dernier, qui vise volontairement ses parties et son visage. La violence de cet usage se retrouve au début de l’acte II, quand Angelo prononce la condamnation de Claudio et qu’il illustre sa parole en l’arrosant en pleine figure. Cette agression physique oblige une nouvelle fois à la victime à se débattre avec force. Enfin, lors de la scène finale de la pièce, après avoir découvert la double identité du duc, Lucio se dévêt de ses habits et de ses accessoires avant de se soumettre au jet d’eau tenu par le prévôt, se résignant à la sentence du duc.

Auparavant, entre la fin de l’acte I et le début de l’acte II, Angelo s’en empare, protégé par des gants de latex. Alors qu’Escalus essaie d’agir en faveur de Claudio, il lui asperge les pieds pour lui signifier la fermeté de sa résolution. Par la suite, il arrose tout sans exception : le sol, les trois murs et le plafond. Le jet devient Kärcher et sert à effacer les dessins obscènes de femmes nues qui ornaient subtilement le fond de la scène[11]. Cette menace oblige les autres comédiens à évacuer de la scène le drap et les coussins qui se trouvaient sur le rebord du fond et sur lesquels se prélassait Lucio à l’acte I. Eux-mêmes, ainsi que les musiciens finissent par se retrouver entassés dans un coin côté jardin, avant qu’Angelo ne les fasse fuir à l’autre bout du plateau, interrompant du même coup la musique. Ne reste alors plus que le bruit de l’eau projetée contre les parois de la scène et des frottements du racloir que passe le prévôt après Angelo. Ce geste, d’une liberté inouïe sur une scène de théâtre, littéralise la mission de purification dont ce dernier se sent investi.

Enfin, Angelo lui donne encore un nouveau sens au cours de sa deuxième entrevue avec Isabelle, à la scène quatre de l’acte II. Après lui avoir avoué son amour, il tente de prendre Isabelle dans les bras et lui enlève involontairement sa coiffe de religieuse. Pour se défendre de ces assauts, Isabelle s’empare du tuyau et le dirige vers son visage, à quelques mètres de distance seulement. Sans essayer de s’en protéger, Angelo lui prend doucement des mains et l’arrose à son tour. La violence du jet devient alors une métaphore de son membre, et l’aspersion d’Isabelle une métaphore de son viol. Cette symbolique est redoublée par les mouvements qui suivent : Isabelle fuit son emprise et Angelo l’allonge de force sur la carcasse de porc qui gît au sol –  troisième élément scénographique saillant, couplé avec le lustre.

2.3. Le lustre et le cochon

Avant même le début de la pièce, trône au centre de la scène, offerte au regard du public, un grand lustre effondré sur le sol. Après le chant initial qui réunit tous les comédiens sur le proscenium, la première scène apprend la décision du duc de remettre le pouvoir entre les mains d’Angelo. Le lustre devient alors le symbole de sa fuite inexplicable et de la vacance du pouvoir qu’elle entraîne. C’est ainsi qu’après son départ, il est remonté au-dessus d’Escalus et Angelo, qu’il a nommés responsables. Illuminé, il se balance vivement droite et de gauche, semblable à un pendule qui rappelle la précipitation du duc à s’éclipser. Cette symbolique politique est confirmée lorsqu’à la fin de la scène deux de l’acte II, suite à l’entretien d’Isabelle avec Angelo et le monologue dans lequel ce dernier avoue sa faiblesse, le lustre est redescendu au sol, comme le signe de son échec à exercer la justice et à se soumettre aux exigences de pureté qu’il cherche à imposer aux habitants de Vienne. Le prévôt apporte à la suite de cette scène une carcasse de porc, un demi-cochon coupé dans la longueur. Avec l’aide de Lucio, il l’accroche au lustre encore au sol. Une fois le lustre remonté, le cadavre est pendu par les pattes arrière, la tête en bas. L’introduction de cet élément extrêmement trivial sur la scène, associé au lustre imposant et luxueux, devient la métaphore de la justice humaine, chimère qui tente d’allier le divin et l’animal. Ainsi pendu, le cochon prend deux sens, selon que la scène a lieu à la prison ou au palais.

Une fois le cadavre accroché au lustre, le prévôt se saisit de deux couteaux et s’apprête à le préparer, tel un boucher. Il offre ainsi un équivalent concret de la venue du duc déguisé en moine à la prison, décidé quant à lui à préparer Claudio à la mort. Pour accompagner son long discours qui ouvre la scène unique de l’acte III, le duc fait approcher Claudio du cochon, envisager sa chair ouverte et à vif. Un couteau à la main, il en découpe un morceau, tourne autour, et le place entre eux deux obligeant ainsi Claudio à l’observer. La carcasse devient l’image crue de la victime, du condamné à mort. Claudio lui-même s’en sert comme illustration horrible de la mort dans l’acte III, dans l’espoir d’amener Isabelle à accepter le chantage d’Angelo. Lorsqu’à l’acte IV le duc invite le prévôt à substituer la tête de Claudio avec la tête d’un autre prisonnier, le cochon devient littéralement cette victime. En effet, le prévôt exécute immédiatement et sur scène l’ordre du duc : il va chercher une scie électrique et découpe avec la tête du cochon. Celle-ci est placée dans un sac en plastique et décorée d’une perruque. Cette mise en œuvre littérale de la parole, qui n’est pas sans rappeler l’usage décomplexé de l’eau sur la scène, est sidérante de trivialité et de franchise. Par la suite, Angelo garde constamment à la main ce sac, jusqu’au moment d’en découvrir le contenu dans la dernière scène.

Ce cochon qui trône sur le plateau pendant la plus grande partie de la pièce devient, au cours des scènes qui ont lieu au palais, le symbole de la luxure et de la bassesse humaine. Apprenant l’arrivée d’Isabelle avant leur second entretien, au cours d’un nouveau monologue, Angelo s’accroche au lustre par les pieds et se substitue au cadavre qui y est pendu, devenant lui-même cochon pendu. Ce geste illustre, voire incarne, son aveu de faiblesse et d’humanité, ou même d’animalité tandis qu’il se découvre des pulsions. C’est dans cette position qu’il dit : « Blood thou art blood »[12]. Après ces mots, il se laisse tomber sur le cochon, comme acceptant sa chute dans le bas et le trivial, et provoque un balancement du lustre particulièrement sonore, qui dit l’ébranlement du pouvoir. Plus encore, dans la suite de cette scène, le cochon qui gît au sol après sa substitution avec Angelo, devient couche nuptiale. Isabelle qui s’est libérée des attouchements physiques d’Angelo s’éloigne vers le centre de la scène. Angelo l’allonge violemment sur la carcasse, et s’assied sur son bassin. Après l’avoir caressée et embrassée, il se relève malgré la puissance de son désir. Celui-ci se mue en rage et s’exprime dans les coups de pieds qu’il donne à la carcasse. Ce bruit de chair à quelques centimètres d’Isabelle est d’une violence extrême. Avant de la quitter, il se saisit d’un bout du cochon arraché, le montre comme une image de son membre en le plaçant au niveau de son entrejambe et le lâche sur le visage d’Isabelle. Quand celle-ci se relève, une fois libérée, sa robe blanche de religieuse est tachée par le sang de la bête. Cette trace évidente d’un viol, d’un dépucelage, est exhibée par la suite lors du dialogue entre Lucio et le duc déguisé, alors qu’elle reste tournée face au mur du fond, immobile.

A la fin de l’acte IV, à l’annonce du retour inattendu du duc, le cochon est décroché et évacué de la scène, le lustre remonté et les taches de sang au sol nettoyées au jet d’eau par le prévôt. Le duc apparaît alors comme l’incarnation de la justice, rétablie par son retour.

 

 

 

3. Les parti-pris mis en œuvre sur la scène de Thomas Ostermeier

3.1. La question du registre

On l’a rappelé, Mesure pour mesure est désignée comme une « problem play », du fait de l’indécision qui règne quant à son registre. La cohabitation du comique et du tragique rend impossible sa classification dans l’un ou l’autre de ces genres, et le débat se solde par le classement de la pièce dans la catégorie des tragicomédies. Sur la scène de Thomas Ostermeier, une telle cohabitation se retrouve. Si le comique prend largement le dessus, le tragique est strictement délimité, réservé au personnage d’Isabelle. Les trois grandes scènes où le sort de Claudio et le sien se jouent, à savoir les scènes deux et quatre de l’acte II et leur dialogue à l’acte III, se distinguent ainsi de l’ensemble du spectacle par leur austérité : toutes trois sont pures de toute musique, et ce silence signale la gravité des échanges qui ont lieu.

Auparavant, il apparaît dès la scène quatre de l’acte I qu’au contact d’Isabelle, le fantasque Lucio se métamorphose. Après avoir essayé de l’entraîner dans son rire, encore ignorant de son identité, il enlève de façon solennelle ses lunettes quand il découvre qui elle est et lui annonce l’arrestation de son frère. Face à elle, ce lubrique éprouve même des difficultés à décrire l’acte sexuel qui a causé l’arrestation de Claudio. Dans la même logique, le rôle de Lucio dans la scène deux de l’acte II est considérablement atténué. Entraîneur enthousiaste d’Isabelle, il la pousse à user de sa rhétorique physique et érotique pour susciter la pitié d’Angelo, et offre ainsi un pendant comique de la décision sans recours d’Angelo de condamner Claudio à mort. Néanmoins, sur le plateau, il est situé à la limite de l’espace de jeu, au même niveau que les autres comédiens qui regardent la scène mais n’y assistent pas à proprement parler, du point de vue de la fiction. Cette posture en retrait se double de la faiblesse sonore de ses remarques. La force comique de cette scène est ainsi gommée afin de mettre en valeur la gravité tragique qui se joue. Lors du second entretien qui réunit les deux mêmes personnages, la scène est pour la première fois vidée. Jusque-là, l’ensemble des artistes restait constamment sur scène, assistant et observant délibérément ce qui se jouait en son centre depuis ses côtés. La limitation des entrées et sorties par la scénographie était source d’effets comiques – ainsi cette crainte d’Angelo d’être entendu alors qu’il avoue sa faiblesse au début de cette scène, pendu par les pieds au lustre, et que tous les autres comédiens sont tournés vers lui. La solitude d’Angelo et d’Isabelle à la scène quatre renforce donc le caractère tragique de leur dialogue. Dans la continuité de cette scène, à l’acte III, l’échange entre Isabelle et Claudio se déroule dans une même pureté sonore et scénique, ce qui a pour effet de souligner la résolution ferme d’Isabelle de renoncer à sauver son frère pour conserver son honneur.

A contrario, d’autres éléments de la pièce telle que l’histoire de Marianne, la fiancée répudiée d’Angelo, sont quant à eux tournés en dérision, délestés de leur charge tragique. D’emblée, le fait qu’elle soit interprétée par Claudio introduit du comique sur scène – de la même façon que le travestissement à vue d’Escalus en Madame About pour la scène deux de l’acte II invite à rire. Bernardo Arrias Porras qui, jusqu’à l’acte IV, a interprété Claudio, se métamorphose en patin désarticulé et dégingandé, marionnette que le duc utilise à sa guise pour mener à bien son plan. Sa démarche de côté, les bras et les jambes à moitié repliés vers l’intérieur, et son grossier maquillage le font passer pour un être rompu et brisé. Néanmoins, sa voix d’homme à peine déguisée substitue le rire à la pitié que pourrait faire naître le personnage. La réapparition de Claudio dans la scène de dénouement, toujours vêtu des collants de Marianne, trahit sa double identité et finit de tourner en ridicule ce dernier personnage.

Outre cela, si les scènes de rebondissements infinis sur les mots sont évacuées, le comique et l’esprit de jeu sont incarnés par Lucio. Bien que la scène deux du premier acte soit considérablement élaguée, le décalage entre le palais, lieu du pouvoir et des décisions juridiques, et la rue, lieu de la licence et du rire, est restitué grâce à lui par une pantomime. Sur la scène obscure, une musique dissonante accompagne ses ronflements sonores, jusqu’à ce qu’il tombe au sol et qu’il se réveille en sursaut. A moitié déshabillé, il se masturbe et pousse des cris, à contre temps avec les aigus de la chanteuse. Un autre intermède tout aussi gratuit réinjecte du comique au cœur de la pièce, précisément après le monologue d’Angelo et avant son second entretien avec Isabelle à l’acte II. Lucio, toujours accompagné des musiciens, se lance avec le prévôt dans une danse qui malgré leurs efforts reste grotesque et disgracieuse, et se solde par des culbutes et des pitreries. Enfin, le comique est une nouvelle fois pris en charge par lui lors des deux scènes fondées sur le malentendu qui entoure le duc, causé par son déguisement. Revêtu d’un habit de moine, celui-ci prend note des propos diffamatoires de Lucio à son égard dans un petit carnet, corrigé par celui-là même qui sera puni pour ces propos. Ceci amène à considérer la question du comique en rapport avec le duc. A plusieurs reprises, il semble en effet que le rire ainsi mis en valeur désamorce des enjeux fondamentaux de la pièce, et contribue à mettre en place sa condamnation.

3.2. Le duc, condamné pour sa perversité

Dans la première scène de la pièce, la gravité du départ précipité du duc, de son abandon du pouvoir aux mains d’Angelo, est considérablement perturbée par l’agitation et le bruit alentours. Après avoir remis la couronne entre les mains d’Angelo, l’ensemble des comédiens qui les entouraient de loin se rapprochent et mettent en place les conditions de son départ. Certains lui donnent son chapeau et son manteau, Lucio s’empare d’un carton pour faire voler son écharpe, le prévôt imite le bruit des pâles d’un hélicoptère avec une feuille de tôle et Claudio fait mine d’aider l’engin à se poser. Le duc suspend cette agitation en disant qu’il n’a pas encore terminé, mais le rire que suscite cette interruption, plutôt que de ramener au sérieux de la scène, contribue à décrédibiliser sa parole. Les informations d’importance qu’il livre à Angelo entrent donc en interférences avec cette animation, et aucun temps de réflexion n’est laissé suite à cette décision subite et incompréhensible du duc. Dès lors, ce qu’il reste est le théâtre inexpliqué de ses machinations. La charge spectaculaire de son départ, en plus d’offrir un équivalent concret à sa hâte, rend tout à fait ironique son prétendu dégoût pour la mise en scène politique[13].

Le déplacement de la scène trois de l’acte I à la suite de cet incipit montre sans transition l’envers du personnage. Symboliquement, il revêt sur son costume clair une blouse noire. Outre l’habit monacal que celle-ci désigne, elle évoque le « manteau de la nuit »[14] qui permet de voir sans être vu, mais devient également le signal de son entrée dans l’obscurité. A partir de là, le duc joue un double jeu dont les motivations restent obscures. Ceci est particulièrement sensible lors de son entrevue avec Claudio à la prison. Venu le préparer à la mort, il s’approche de lui un couteau à la main, le menaçant comme pour le tuer, avant de lui remettre ce même couteau entre les mains à la fin de son discours et de le prendre dans les bras. Ces gestes rendent ses intentions illisibles. Son double jeu à la base de son stratagème est à nouveau souligné lors de la scène trois de l’acte IV, lorsqu’il annonce par un aparté qu’il va mentir à Isabelle et lui faire croire que Claudio est mort. Le changement radical de son ton et le soudain chevrotement de sa voix révèlent sa capacité à se métamorphoser et à tromper ceux qu’il manipule. Le comique vient une nouvelle fois masquer la dimension tragique des situations qui déchirent les autres personnages et desquelles il se joue. Ce double jeu extrêmement cruel atteint son apogée abominable lors de la scène finale, alors qu’il va jusqu’à ordonner qu’Isabelle soit mise en prison.

Comme le début de la pièce, le dénouement est placé sous le signe de la confusion et de l’empressement, ce qui empêche toute forme de débat ou de réflexion. Une fois la double identité du duc révélée, le happy ending qui clôt la pièce est rapidement balayé. La question du mariage du duc avec Isabelle, moins interrogée que noyée dans une telle précipitation, laisse au spectateur un sentiment de révolte. Deux éléments dans cette scène en particulier révèlent qu’il est recherché et provoqué par la mise en scène. Tout d’abord, quand le duc réapparaît sur scène pour l’acte V, sa blouse noire de moine laisse place à un costume de la même couleur. Thomas Ostermeier semble nous inviter à croire que son séjour dans les coulisses de la société a entamé sa bonne nature, qu’il est désormais corrompu par rapport au début de la pièce où son costume était clair. De même, la musique restée en retrait pendant une grande partie de ce dénouement resurgit à la toute fin. Loin d’être festive, elle suggère une ambigüité dans la résolution des intrigues. Du fait qu’elle ait été en grande part associée aux manipulations du duc depuis le début, elle fait passer ce dénouement pour une supercherie, une nouvelle mise en scène du duc. La bonté perverse du duc ainsi soulignée est mise en contraste avec la nature profondément humaine d’Angelo, dont l’attitude suscite un rire d’une autre nature.

3.3. Angelo, gracié pour sa faiblesse humaine

Malgré le marché monstrueux qu’Angelo propose à Isabelle, Thomas Ostermeier réussit à le faire apparaître digne de pitié dans sa mise en scène. Ceci est tout d’abord manifeste à travers l’évolution de son allure, à contre-courant exact de celle du duc au cours de la pièce. Quand l’ensemble des personnages s’avance pour chanter au tout début du spectacle, chacun est déjà déterminé par son costume. Claudio le condamné est uniquement vêtu d’un caleçon, Isabelle porte déjà l’habit de religieuse – ce qui rend son mariage avec le duc encore plus révoltant – et Lucio est habillé de vêtements colorés. Angelo quant à lui porte un costume sombre. Comparé à la clarté de celui du duc, il incarne l’autorité, l’espoir de restauration de la pureté et de la sévérité. De façon significative, à la suite de son premier entretien avec Isabelle à l’acte II, il enlève sa veste noire, puis sa cravate, tandis que le lustre est redescendu : les symboles du pouvoir tombent un à un. Après son monologue de la scène quatre, il se coiffe un instant de la couronne que lui a remise le duc – symbole factice du pouvoir dans la mesure où elle n’a jamais été portée – comme pour se réinvestir de l’autorité politique. Enfin, arrosé par Isabelle avec le jet d’eau dans cette même scène, sa chemise blanche laisse entrevoir sa chair. Progressivement, ce dépouillement indique donc la révélation d’une humanité de plus en plus grande.

Contrairement aux apartés du duc qui servent à révéler sa malice, les monologues d’Angelo sont les lieux mêmes où se dévoile sa faiblesse. Au cours de son premier entretien avec Isabelle, Angelo manque de tomber par terre au moment de monter sur le rebord côté jardin. Ce dérapage qui lui fait perdre de sa contenance apparaît d’autant plus fort qu’il est causé par l’eau qu’il a lui-même répandue sur le sol, en vue de purifier les lieux. Suite à cette scène, cet ébranlement est confirmé par son attitude. Plié en deux, il se fait vomir comme pour extraire quelque chose qui s’est profondément insinué en lui, avant de se relever, comme affaibli. Commence là la métamorphose du tyran en être humain. De façon encore plus forte, avant la scène quatre de ce même acte, il se pend au lustre la tête en bas et écarte le bras. Cette posture, outre le fait qu’elle est une prouesse physique pour le comédien, n’est pas sans évoquer la crucifixion du Christ, et plus encore celle de l’apôtre Pierre, crucifié la tête en bas. Cette référence[15] semble d’autant plus cohérente si l’on se rappelle que Jésus lui avait confié les clés de son Eglise, lui délégant ainsi son autorité sur la portion terrestre de son royaume. Outre ces moments de solitude, sa faiblesse toute humaine se révèle au cours du dialogue qui suit avec Isabelle.

C’est également au cours de ses apartés, tourné vers le public, qu’une forte complicité est mise en place avec les spectateurs. Loin d’adopter une attitude perverse, le jeu de Lars Eidinger le fait passer pour jeune homme maladroit et gêné. Déjà à la fin de la scène deux de l’acte II, sa naïveté au moment de se demander « What’s this ? What’s this ? »[16], les yeux grand ouverts et tourné vers le public, avait pour effet de le faire passer pour un novice, surpris par ses propres sentiments. Dans la scène quatre du même acte, c’est avec beaucoup de timidité qu’il présente son chantage ignominieux, lui-même effrayé de ses paroles, qu’il articule avec lenteur et prudence. Ses gestes et son attitude dévoilent bien la lutte intérieure avec laquelle il est en proie. Par la suite, la façon dont il souligne les contradictions de son discours à Isabelle apparaît moins comme le résultat d’un raisonnement soigneusement conçu que comme des tentatives incertaines et désespérés pour l’amener à accepter de se donner à lui. Cette attitude, plutôt que de susciter l’indignation et l’horreur, provoque un rire compassionnel et attendri. Il est également significatif que la colère inévitable que suscite le refus d’Isabelle soit retardée au maximum. Le tournant se fait juste avant sa tirade finale, une fois qu’Isabelle l’a menacé d’entacher sa réputation. Après cette explosion extrêmement violente, Angelo reste piteusement recroquevillé dans le coin de la scène côté jardin.

A l’annonce du retour du duc, étranger à l’agitation qui l’entoure, Angelo dévoile son remord et plaide coupable pour ses actes. Ce faisant, il devance l’ordre du duc d’avouer ses crimes, alors même que celui-ci ne se repent ni n’avoue à aucun moment en termes clairs sa grande mascarade.

 

 

Dans ce spectacle dont l’esthétique est si singulière et si séduisante, les questionnements qui entourent les caractères de ces personnages difficiles à juger sont totalement évacués. En effet, Thomas Ostermeier ne nous montre pas un état de ses réflexions dramaturgiques sur la pièce, caractérisé par des hésitations et des contradictions, mais bien le résultat d’un choix sans ambages. Cette posture, qui est davantage celle d’un lecteur subjectif que celle d’un pédagogue en quête d’une appréciation la plus objective possible des personnages, est aussi bien lisible dans son travail sur le texte que dans sa mise en œuvre scénique et dans le jeu des comédiens qu’il dirige. Néanmoins, en se passant de la mention « adaptation » pour désigner son spectacle, Thomas Ostermeier masque l’important travail de manipulation des signes auquel il a procédé et tente d’imposer son parti-pris avec la force et la clarté de l’évidence. L’efficacité redoutable de cette dramaturgie est révélée par la perception de celui qui ne connaît pas le texte de Shakespeare, pour qui il semble dès lors inconcevable qu’Angelo puisse être un monstre pervers et que le duc puisse être la victime des faiblesses qu’il cherche à faire prendre en compte par la justice.

La force des jugements que fait naître le spectacle à l’égard du duc et Angelo révèlent que le grand manipulateur du spectacle n’est pas tant le duc que Thomas Ostermeier lui-même. C’est seulement lors dénouement final que ceux-ci surgissent avec le plus de force. Isabelle, placée entre le duc et Angelo, convoitée par les deux hommes, se voit demandée en mariage in extremis par le duc, alors même qu’elle a échappé aux mains d’Angelo grâce à son aide. Celle qui s’apprêtait à prendre le voile au début de la pièce, privée du droit de répondre à la demande du duc par Shakespeare, se retrouve comme forcée d’obéir au souverain qui a sauvé son honneur. A l’indignation que fait naître l’attitude du duc s’ajoute le fait que dans cette lecture, l’ensemble de ses démarches et de ses manipulations, plutôt que de résoudre le dilemme initial entre licence et sévérité, apparaît comme un simple moyen pour lui de se faire valoir aux yeux de ses sujets. Ainsi, le dénouement, plutôt que de mettre en place un ordre nouveau, semble ramener à un exercice de la justice encore plus tyrannique et arbitraire que précédemment. Entre les mains de Thomas Ostermeier, le texte de Shakespeare prend alors la forme d’une dénonciation des mises en scène médiatiques des hommes politiques contemporains.

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[1] Dans la collection « Bouquins » chez Robert Laffont, la pièce appartient au premier volume des tragicomédies. Ce choix est justifié dans la note 4 de la page 265 : « La définition donnée par John Fletcher, et rappelée par Th. M. Parrott (Shakespearean Comedy, New York, 1949, p. 362), s’applique en effet bien à Mesure pour mesure : sera dite tragicomédie une pièce à laquelle “il manque la mort, ce qui suffit à l’empêcher d’être une tragédie, mais [qui] mène certains personnages très près de la mort, ce qui suffit à l’empêcher d’être une comédie” ».

[2] Ainsi celle de N. W. Bawcutt, citée par Sylvie Monod dans son commentaire sur la pièce : « Il ne semble guère nécessaire […] de célébrer en elle un miracle de chasteté ; ni de la dénigrer pour sa froideur et son pédantisme. C‘est une jeune personne pourvue d’une exceptionnelle force de caractère qui doit faire face à une série inattendue de crises et de défis extrêmement pénibles. », in William Shakespeare, Tragicomédies I, Robert Laffon, p. 267.

[3] Du 4 au 14 avril 2012.

[4] Pour affirmer « l’identité culturelle des européens, une identité multiple, complexe, contradictoire et qui pourtant est reconnaissable comme le fil rouge qui tramerait notre histoire » selon Giorgio Strehler. http://www.theatre-odeon.eu/fr/l-odeon/l-europe (consulté le 27 novembre 2012).

[5] Pour le détail du générique, se reporter au programme de salle ou au dossier de presse téléchargeable sur le site de l’Odéon : http://www.theatre-odeon.eu/fr/2012/11/03/mass-fur-mass-mesure-pour-mesure

[6] Visage de feu en 1998 et La Pierre en 2008.

[7] Programme du spectacle, distribué en salle.

[8] Disponible sur le site de l’Odéon : http://www.theatre-odeon.eu/fr/2012/11/03/mass-fur-mass-mesure-pour-mesure

[9] William Shakespeare, Mesure pour mesure in Œuvres complètes, Tragicomédies I, présenté et traduit par Sylvie Monod.

[10] Dans l’ordre, Carolina Riaño Gómez, Nils Ostendorf et Kim Efert.

[11] Face à ce geste, le spectateur français ne peut que se souvenir de la polémique déclenchée par les termes de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, lors de son allocution en juin 2005 à la Courneuve : « On va nettoyer la cité des 4 000 au Kärcher ».

[12] Mesure pour mesure, II, 4, v. 15.

[13] “I love the people / But do not like to stage me to their eyes”, in Mesure pour mesure, I, 1, v. 67-68.

[14] Roméo et Juliette, acte II scène 2.

[15] Le dossier d’accompagnement du spectacle invoque en ces termes cette référence : « La quête d’Angelo prend des allures messianiques quand, bras en croix, suspendu tête en bas comme Pierre l’apôtre, il se sent rongé par sa passion pour Isabelle » (disponible sur le site de l’Odéon : http://www.theatre-odeon.eu/fr/2012/11/03/mass-fur-mass-mesure-pour-mesure).

[16] Mesure pour mesure, II, 4, v. 167.

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