« La Mouette » de Cyril Teste aux Amandiers – traversée sans cap

Depuis plusieurs années, Cyril Teste et le collectif MxM ont développé le concept de « performance filmique », expression qui désigne le tournage, montage, étalonnage et mixage en temps réel d’images créées et projetées sur scène. Cet art qui conjugue les moyens du cinéma avec les conditions de représentation du théâtre s’est par le passé déployé à partir d’œuvres qui justifiaient la mobilisation d’un tel arsenal technologique. Le metteur en scène a par exemple créé Ctrl-x de Pauline Peyrade en 2016, texte qui fait intervenir de multiples niveaux d’information autour de la parole des personnages. L’année suivante, il a adapté le scénario de Thomas Vinterberg, Festen. Fort de ces expériences, il s’attaque cette fois à un texte de théâtre – et pas n’importe lequel : une pièce de Tchekhov, qui en outre parle constamment de théâtre : La Mouette. La reprise de ce spectacle aux Amandiers après une création favorablement reçue au Printemps des comédiens révèle l’exigence extraordinaire à laquelle la conjonction du théâtre et du cinéma soumet les acteurs.

La Mouette est essentiellement composée d’un quatuor : une actrice reconnue et un écrivain à succès d’une part, un écrivain en herbe et une actrice en devenir d’autre part. Les deux couples, s’ils sont parfaitement symétriques l’un de l’autre, opposent deux générations séparées par la rivalité et l’incompréhension. L’une des premières scènes de la pièce le donne d’emblée à voir : Kostia prépare avec Nina un spectacle au bord d’un lac, au moment où la lune se lève. Son public est composé de sa mère et son compagnon, son oncle, le médecin de la famille, la jeune Macha qui est amoureuse de lui, et l’instituteur qui est amoureux de Macha. Dans la mise en scène de Cyril Teste, Kostia met en place un dispositif sophistiqué qui assimile aussitôt le personnage à l’artiste : Nina, incarnée par Liza Lapert, est filmée en direct et son image est reproduite et diffractée sur un écran texturé de mots, tandis qu’elle déclame tout en dansant un texte symboliste qui paraît annoncer l’apocalypse écologique. La mère de Kostia, Irina, comme une enfant terrible, s’amuse, fait mine d’être impressionnée par la technologie, se moque. Son fils hors de lui finit par interrompre la représentation et quitter les lieux.

Le début du spectacle de Teste souligne d’emblée la violence des rapports qui unissent paradoxalement les différents personnages : Macha rejette cruellement l’instituteur qui l’aime, alors qu’elle est rejetée avec autant de mépris par Kostia qui n’a que faire d’elle. Sa mère, interprétée par Olivia Corsini, détruit son travail avant de déchaîner sa colère contre lui en italien et de le gifler. Nina et Trigorine, l’écrivain à succès, s’engagent quant à eux dans un rapport de séduction à la vue de tous. Les impasses se multiplient, l’énergie vitale des personnages, leur flux amoureux, sexuel ou artistique paraît chaque fois orienté dans la mauvaise direction. Quelque chose de cinglant, mais surtout d’immédiat, se dégage de cette première scène, grâce à la traduction-adaptation d’Olivier Cadiot qui simplifie la langue de Tchekhov au point de la faire oublier et un travail d’appropriation probablement issu d’improvisations qui donne l’impression que l’histoire s’inscrit dans notre époque – ce que suggèrent encore les vêtements des personnages, la présence d’ordinateurs, de caméras, d’écrans qui servent de fond quand ils sont filmés.

Le lac autour duquel est structuré l’ensemble de la pièce de Tchekhov s’impose grâce à toutes ces médiations technologiques. Dominé par de grands sapins noirs, il sert de fond au début du spectacle et fait oublier la simplicité de la scénographie, simplement composée de tréteaux et de toiles vierges superposées ou déplacées, qui déforment parfois les corps et les visages filmés dans les coulisses laissées à vue, et qui rappellent l’atelier d’Edouard Frenhofer dans La Belle Noiseuse de Jacques Rivette. À partir de l’acte II, les corps se dérobent au regard. Désormais, la majorité du spectacle se déroulera derrière le mur qui occupe le centre du plateau, transformé en écran. Derrière, tout un décor qui comprend un lit, un bureau, un salon ou encore une fenêtre permet la création de multiples plans grâce au cadrage de plusieurs caméras. Les acteurs s’inscrivent dans ce décor réaliste composé de motifs, de cadres, de matières et de tissus filmés en gros plans, qui n’est perçu que par l’entremise de la caméra. Quelquefois seulement, le mur qui nous sépare de ce monde est partiellement ouvert et laisse apparaître les acteurs au loin et les caméramans qui les suivent, démultiplication des plans qui invite à coordonner l’image projetée aux corps qui passent devant l’ouverture. L’accès direct aux acteurs est cependant de plus en plus limité jusqu’à la dernière confrontation de Kostia et Nina au premier plan, et quand ne restent plus que les images créées et montées en temps réel, le spectacle prend la forme d’un film tourné en direct.

Plusieurs metteurs en scène, pour la plupart étrangers, nous ont familiarisé avec une telle virtuosité technique, notamment l’Allemand Frank Castorf, les flamands Guy Cassiers et Ivo van Hove, et, à leur suite, le Français Julien Gosselin. Certains d’entre eux ne nous ont pas seulement appris à diffracter notre perception, ils nous ont acquis à l’emploi de la caméra sur scène, quand elle permet de multiplier les approches d’une œuvre ou d’un personnage. Le spectacle de Cyril Teste nous rappelle à son détriment que de tels dispositifs ne vont pas sans une direction d’acteur extrêmement fine – et ce n’est pas un hasard si les metteurs en scène cités accordent une importance toute particulière à la question du jeu. La coexistence de deux échelles que provoque la rencontre entre théâtre et cinéma nécessite d’infinies modulations. Jouer en direct, à l’échelle humaine et jouer face à une caméra, qui saisit les visages en gros plans, requièrent des qualités différentes, des degrés d’intensité et de présence différentes. La plupart des acteurs réunis par Teste, entravés par des micros qui homogénéisent la provenance de leurs voix, paraissent cantonnés à une de ces deux échelles. Les nuances manquent, ou peut-être que les transitions sont trop courtes ; toujours est-il que certaines scènes, en particulier filmées, sonnent faux, extraient de la fiction représentée et ramènent au dispositif scénique, à la fabrique de l’image.

Ce qui aurait pu prendre la forme d’un prisme à travers lequel aborder l’œuvre de Tchekhov n’en est cependant pas un. Cyril Teste dit vouloir traverser la pièce, l’étudier sans arrêter de sens précis – ceci après avoir proposé de mettre au centre la relation œdipienne mère-fils (relation que Youli Karrasik plaçait au cœur de son adaptation cinématographique de la pièce). La présentation de son projet dans la feuille de salle semble multiplier les contradictions, et malgré elle, aider à comprendre ce qui ne paraît pas fonctionner. Si le metteur en scène veut par exemple donner à voir un processus d’élaboration, les acteurs, eux ne mettent pas en valeur une recherche sur les personnages. Ils les figent au contraire à un endroit, au point que chacun pourrait être défini par une poignée d’adjectifs, à peu près identiques tout au long des quatre actes. Ensemble, ils ambitionnent de proposer une « traversée » des quatre actes, avec ce que le terme implique d’exhaustivité, d’ouverture à l’œuvre, d’attention à toutes les directions qu’elle contient. Mais cette traversée paraît paradoxalement réductrice, plus monologique que polyphonique.

L’usage de caméras permet une observation microscopique des personnages, de leurs émotions, de leurs gestes, parfois soulignés par la musique cinématographique de Nihil Bordures. Des fulgurances peuvent naître de ce décorticage, de même que des rêveries sont enclenchées par les jeux produits entre images en couleur et images en noir et blanc. Les monologues traités en voix off superposées à des gestes ou des déplacements produisent également un effet puissant en donnant l’impression de mettre en partage la subjectivité de Kostia ou de Nina. Le personnage de Sorine, le vieil oncle qui a tout raté mais veut malgré tout continuer à vivre, paraît le plus juste par son discours et son jeu, captivant qu’il soit en direct ou filmé – distinction particulière qui s’explique peut-être par le fait que l’acteur, Xavier Maly, vient du cinéma et non du théâtre.

Ces rares moments de justesse, qui nous disent quelque chose, nous parviennent, sont isolés par des phases de distance, de détachement. Alors que la traduction de Cadiot et la mise en scène prennent le parti de l’actualisation, les contemporains de Trigorine sont restés Tolstoï et Tourgueniev, et les personnages jouent au loto pour s’occuper le soir, tandis que Kostia travaille à côté d’eux sur son ordinateur. Cette indécision temporelle démontre à nouveau le choix de la traversée plutôt que du parti pris, non choix qui aurait pu être assumé comme tel, qui aurait pu servir de cap pour appréhender les personnages de Tchekhov aussi bien que notre époque, à laquelle cette mise en scène s’efforce d’offrir un reflet.

F.

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