En 1972, Youli Karassik adapte au cinéma la pièce de Tchekhov, La Mouette. En 2007, Angela Schanelec s’inspire de cette même pièce de Tchekhov pour son film Nachmittag. Ces films représentent deux extrêmes de l’étendue que recouvre l’expression « adaptation cinématographique ». La comparaison de leurs démarches, très différentes, révèle la force inépuisable du texte du dramaturge russe.
Outre quelques légères modifications, la Mouette de Karassik suit à la lettre le texte de Tchekhov, à tel point qu’on pourrait la taxer de théâtre filmé. Certes, les personnages secondaires tels l’intendant et sa femme sont relégués à un troisième plan, la symbolique de la mouette est atténuée, et les monologues deviennent soliloques par la présence d’un interlocuteur muet, mais dans l’ensemble, les moyens offerts par le cinéma sont peu exploités.
Les plans d’ensemble, la plupart du temps statiques, sont préférés à l’expression de points de vue, reproduisant ainsi l’objectivité du théâtre. Le gros plan est le seul effet proprement cinématographique que Karassik exploite. Si c’est une façon de souligner la solitude des personnages en les isolant, ils mettent encore plus l’accent sur le texte au détriment de l’image. L’échange final entre Nina et Constantin, en gros plans successifs sur leur visage, en témoigne bien.
Alors que le cinéma aurait pu mettre encore plus en valeur le lac, au cœur de la symbolique de la pièce, chaque acte se déroule dans une nouvelle pièce de la grande maison, dont un aperçu est offert en incipit. Le huis clos caractéristique du théâtre est encore renforcé par l’ellipse de l’histoire d’amour tragique entre Nina et Trigorine, la naissance de leur enfant, sa mort, et le départ de Trigorine : comme dans la pièce, celle-ci est rapportée par le récit de Constantin.
Youli Karassic opte pour une esthétique naturaliste, particulièrement manifeste à travers par le jeu des comédiens. Néanmoins, le réalisateur privilégie la peinture de la langueur plutôt que celle des passions : les amours sont avouées sur un ton monocorde, et les colères sont hors champ. Seule celle qui oppose Constantin à sa mère éclate, ainsi placée comme point d’orgue du drame. Les autres moments-clés du film sont par ailleurs signalés par une musique extra-diégétique composée par Alfred Scnittke.
Cette fidélité extrême pose le film comme représentation de référence de la pièce : ses plans, parce qu’ils sont neutres, en viennent à se substituer à l’imaginaire du lecteur-spectateur.
La démarche d’Angela Schanelec est tout autre. C’est à partir de son souvenir de la pièce de Tchekhov qu’elle conçoit son film : elle n’en garde donc que les principaux personnages et transpose leurs relations complexes et dramatiques dans une époque contemporaine.
D’emblée, elle cite la source de son inspiration avec un plan qui montre Irène sur un plateau de théâtre, la caméra tournée vers une grande salle vide. Son statut de comédienne est ainsi mis en exergue, même si la transition avec son arrivée dans une maison de campagne est volontairement floue.
Les premiers plans semblent en effet indépendants les uns des autres, indépendance qui dit la rencontre et le choc de plusieurs mondes. Peu à peu, les scènes sont reliées entre elles, et les relations entre les différents protagonistes se mettent en place. Rien n’est livré d’emblée : Angela Schanelec opte pour une esthétique du collage qui place le spectateur en posture de reconstitution.
Ce rôle qui lui est attribué à ses dépens est rendu encore plus nécessaire par une pratique récurrente du hors-champ. Peu de plans permettent de saisir l’ensemble, de positionner les personnages les uns par rapport aux autres, ou simplement de savoir à qui l’acteur s’adresse. Pour filmer un dialogue, Angela Shanelec ne pratique pas la classique alternance entre champ et contre-champ : la caméra se fixe sur un interlocuteur et glisse parfois vers l’autre, mais de façon irréversible.
Ces plans fixes, qui ne saisissent qu’une partie de la situation, qui parfois même tronquent le corps des acteurs, suggèrent un point de vue limité. Le non-vu invite ainsi à prêter attention au non-dit. Dans ce film, peu de dialogues mettent à nu les relations entre les personnages. Les discours s’apparentent davantage à des soliloques qui s’enchaînent, révélant ainsi leur extrême solitude et leur incapacité à communiquer entre eux. Cette défaillance dans l’ordre de la communication ne concerne pas seulement Irène et son fils Constantin, mais aussi, Irène et Alex/Trigorine, ou Constantin et Agnès/Nina.
Angela Schanelec met en scène des êtres qui se heurtent les uns aux autres, dans une langueur estivale soulignée par une temporalité floutée. La pièce n’est pas réduite à une seule après-midi, comme l’indique le titre du film, Nachmittag, mais à quelques journées au cours d’un été. L’écoulement des jours n’est perceptible que par les changements de vêtements des personnages.
La réalisatrice allemande développe dans ce film un puissant art de la suggestion. Comme dans le film de Karassik, la musique extra-diégétique a pour rôle d’intensifier avec subtilité certaines scènes, telle la rencontre entre Agnès et Max, déterminante, ainsi que la soirée qu’elle passe avec Constantin. De la même façon que le départ précipité d’Agnès reste inexpliqué, l’ingestion mortelle de médicaments de Constantin est significativement filmée de dos, et sa mort n’est pas montrée.
L’image peu à peu se substitue aux mots, prend le pas sur eux. Les gestes et les objets en résultent érigés aux rangs de symboles, tels le collier d’Agnès, ou la blessure de Constantin transférée à Irène. Le drame de Tchekhov est en réalité absenté du film : il le précède et le succède, mais ce qui est donné à voir c’est un mal-être partagé et inconciliable, trahi par la pesanteur qui accompagne les moindres gestes du quotidien.
Une même pièce de théâtre, La Mouette de Tchekhov, voit donc naître deux films aux qualités extrêmement différentes. Chacun à leur manière, Youli Karassik et Angela Schanelec rendent hommage au texte et en illustre la puissance.
F.