À la Maison des Arts et de la Culture de Créteil, Arthur Nauzyciel reprend la Mouette qu’il a créée à l’occasion du Festival d’Avignon 2012. Dans ce spectacle en noir et blanc, il accorde une place prééminente à l’oiseau éponyme de la pièce de Tchekhov. Proposant moins une représentation mimétique du texte qu’une traversée de l’œuvre, le metteur en scène en offre une lecture magnifique, tant du point de vue dramaturgique que scénique.
S’il est question d’adaptation, il ne faut pas entendre par là modernisation ou réécriture. Par ce terme est indiquée une appréhension non cursive du texte, moins pris dans son déroulement dramatique que comme une matière dans laquelle les artistes s’engouffrent par tous les côtés et dans tous les sens.
La première phrase du spectacle est celle de la jeune Nina dans le dernier acte : « Je suis une mouette… Ce n’est pas ça ». Reprise tout au long du spectacle, comme un refrain dramatique et fatal, elle introduit la dernière scène de la pièce – le suicide du jeune écrivain Kostia après le départ de Nina, resurgie après des années d’absence – ainsi placée en incipit.
Autour de ce corps à qui est d’emblée ôtée la vie se déroule alors une cérémonie funèbre qui évoque les rites mortuaires de religions antiques. Les visages masqués font des dix comédiens un chœur, dont les membres ne sont pas encore distingués, tous vêtus de noir. La parole est un instant mise en suspens par une très belle musique composée par le duo Winter Family, sur laquelle tous dansent suivant une chorégraphie précise et séduisante.
Dès ces premières minutes, la mouette est partout, démultipliée. Les masques que revêtent les comédiens représentent en effet de belles têtes blanches d’oiseaux, aux becs colorés et aux grands yeux noirs. Les mouvements de leurs bras évoquent alors des battements d’ailes déployées, gestes repris tout au long du spectacle.
Le devenir-oiseau de ces humains se lit également dans des détails plus subtils, saisis par la suite : des épaules rehaussées qui allongent le cou, des jarrets proéminents, une queue fournie ou le buste plumeux de Nina. Oiseaux aussi, les doigts de Trigorine qui s’agitent avec une frénésie précise et étonnante quand l’envie d’écrire le prend.
Au début de la pièce, la moins mouette est Nina, celle-là même qui se dit mouette. Ses jambes sont claires dans le premier acte, encore non mazoutées comme ceux qui habitent au bord de ce lac et qui s’y enlisent. Quand elle vient vivre avec eux en revanche, elles sont peintes de noir, comme celles des autres : elle aussi finit par être atteinte de la mélancolie qui les affecte tous. Quand Kostia arrive sur scène avec la mouette qu’il a tuée à la main, sa tempe ensanglantée avant même son premier suicide raté, il est lui aussi montré comme mouette. En réalité, tous le sont, d’une manière ou d’une autre.
Sur la scène, un immense paquebot semble s’être échoué au milieu d’une flaque de pétrole. Les imposants morceaux qui flottent encore à la surface servent de fond, de scène ou d’estrade, légèrement dessinés et colorés, sources de rêveries. Au milieu d’eux, les comédiens évoluent dans cette marée de cailloux noirs, comme des oiseaux inconscients, posés à la surface d’une eau polluée.
Quoiqu’imposant, ce décor laisse entrevoir le vide de la cage de scène. Ce second plan est lui aussi exploité, lieu de départs dansés, en solo, duo ou en chaîne de corps. À la limite du plateau, côté cour, se trouvent un micro et du matériel technique, où Matt Elliott prend en charge des intermèdes musicaux avec sa guitare. Ceux-ci marquent des espacements de temps, de l’acte trois à l’acte quatre, entre lesquels se déroulent deux ans, et pendant l’entracte. Cette pause non diégétique a lieu en compagnie des artistes, qui quittent la scène un instant seulement et reviennent avec leurs masques, et nous regardent, formant un beau tableau très composé sur la scène placée sur la scène.
L’entracte vient couper en deux ce spectacle de près de 3h40. S’il est si long, c’est qu’Arthur Nauzyciel fait répéter certaines phrases ou certains bouts de scènes particulièrement signifiants, non pas à la suite les uns des autres mais disséminés dans le déroulement de la pièce, comme des motifs musicaux. Ces déplacements et ces répétitions, dont la justesse est particulièrement sensible à qui connaît bien l’œuvre de Tchekhov, révèlent toute sa force dramaturgique.
Plus encore, le metteur en scène prend le temps de dérouler le texte, mettant en valeur chacun des personnages construits par Tchekhov. Parmi toutes ces voix particulièrement audibles, entendues comme pour la première fois par une diction lente et soignée, celle de Macha résonne, poignante. Quant à Irina, la mère de Kostia, elle séduit par la grâce de son jeu corporel. Sur la scène d’Arthur Nauzyciel, elle n’est pas dramatique ou douloureuse, bien au contraire, elle est légère, riante, dansante.
Pour autant, les rôles ne sont jamais soulignés pour eux-mêmes. La lecture qui est faite de la pièce accentue les rapprochements deux à deux, entre Nina et Irina, Kostia et l’écrivain Trigorine, Macha et sa mère. Ces parallélismes textuels sont redoublés par des gestes chorégraphiques qui explorent le duo : des variations de saluts et d’accolades sont éprouvées par chaque couple, extrêmement délicates et touchantes.
Le duo final entre Nina et Kostia apparaît alors comme un point d’orgue. Là, la dilatation du texte engagée dès les premières minutes est particulièrement sensible, leur dialogue ayant été annoncé en de multiples endroits. Cette dernière scène, en montage alterné dans la pièce, consacre également l’art de l’espace et des corps des artistes. Le drame s’achève avec la projection d’un film en noir et blanc qui montre une gare de campagne, celle-là même qui mène ceux de la ville jusqu’aux rives de ce lac.
Dans ce spectacle, les différentes tonalités sont magnifiquement réparties entre les comédiens, dans un bel équilibre qui adoucit le dramatique de la pièce sans pour autant en atténuer la noirceur, omniprésente. L’important discours sur l’art qui s’y développe, sur la nécessité de trouver des formes nouvelles au théâtre et en littérature, trouve tout son sens.
La lecture du texte de Tchekhov par Arthur Nauzyciel, en explorant à fond les images et la langue de l’écrivain, est très belle et très fidèle. Ce travail dramaturgique, à la table, s’équilibre parfaitement avec l’esthétique scénique, gracieuse et fortement plaisante. L’objet ainsi créé est très harmonieux, sans brèches ni faiblesses, objet noir brillant d’un sombre éclat.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur ce spectacle, rendez-vous sur le site de la MAC de Créteil.
Je me demande comment on arrive à discerner les personnages tout de noir vêtus, s’ils ont tous le même masque … ??
Ils ne le portent pas en continu ! Et ils n’ont pas les mêmes vêtements noirs, ce qui permet aussi de les identifier.