« Enfance » de Nathalie Sarraute

Alors que Sarraute tient à bonne distance le plaisir romanesque dans toute son œuvre, Enfance, son autobiographie, peut procurer ce plaisir, comme Les Mots ont pu le faire. Elle se penche sur ses souvenirs sur la pointe des pieds, et cette conscience permanente du danger que sont la fiction et l’imagination pour l’autobiographe sont peut-être cela-même qui est à l’origine de notre délectation.

Plutôt que de voir dans son enfance les germes de sa personnalité adulte, comme c’est généralement le cas, Sarraute cherche à saisir les premières manifestations de ce qu’elle appelle ses « tropismes ». Ces phénomènes de conscience, ces pulsions incontrôlables qui dirigent la pensée et les gestes, sont au cœur de l’ensemble de son œuvre.

Les points de suspension, très nombreux au début d’Enfance et plus occasionnels à la fin, indiquent qu’elle place cette entreprise sous le signe du doute, du « soupçon ». Ce qu’elle craint et ce qu’elle fuit, c’est une reconstruction plaisante de son enfance, à la mesure des attentes de ses lecteurs, déjà acquis à cette époque.

Il est vrai que ses premières années, partagées entre la France et la Russie, se prêtent bien à une mise en forme romanesque. Ses parents, divorcés, sa belle-mère, sa demi-sœur, ses nounous et sa grand-mère sont autant de personnages qui pourraient être stéréotypés, transformés en personnages manichéens.

Il n’en est rien. Elle laisse les souvenirs surgir d’eux-mêmes, autour d’un lieu, d’une citation ou d’un simple nom, et les explore avec délicatesse, ayant soin de choisir chaque mot pour ne pas « abîmer » les sensations. L’autocorrection témoigne de la fragilité de ces dernières. C’est la raison pour laquelle elle a placé comme garde-fou un double qui lui donne la réplique. L’autobiographie se construit en dialogue, le dialogue de deux entités qui recherchent la vérité dans ce qu’elle a de plus subtil.

Paradoxalement, il arrive que l’imagination soit invoquée pour reconstituer un épisode. Mais cet artifice est largement révélé au lecteur, et soumis à son jugement critique. Ce que Sarraute souhaite, c’est lui faire adopter la même position sceptique qu’elle. Et de fait, c’est bien cela qui décuple la force des mots qu’elle a choisis avec soin pour cerner un sentiment.

Peu importe de savoir pourquoi telle phrase lui a été dite, ce qui compte c’est l’effet qu’elle a eu, ce qui compte est de comprendre pourquoi elle résonne encore. L’écriture, sans cesse mise à nue et questionnée, cerne avec la plus grande précaution ces émotions rappelées des profondeurs de son être.

Sarraute nous donne à voir un écrivain à sa table, soucieux de chaque virgule, comme en témoignent ses manuscrits. Si le lecteur qu’elle cherche sans cesse à détromper dans ses attentes – qui sont selon elle de voir les traces évidentes d’une vocation – celui que nous sommes ressent le plaisir d’effleurer une personnalité, une sensibilité saisie par les mots et dans les blancs d’une écriture en pointillés.

F.

Je venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonchée de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée, elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas… et « extase »… comme devant ce mot ce qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse atteindre… jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi.

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