« Fêlures. Le silence des hommes » de D’ de Kabal à la Colline – questions au masculin pluriel

L’artiste D’ de Kabal présente sa dernière œuvre, Fêlures. Le Silence des hommes au Théâtre de la Colline – théâtre qui depuis la nomination de Wajdi Mouawad prend pleinement en charge sa mission de faire découvrir de nouvelles écritures, et qui devient ainsi un lieu où sont mis en partage des questionnements profondément ancrés dans notre monde contemporain. Le sujet ici abordé est celui de la « crise de la masculinité ». D’ de Kabal l’aborde dans un très beau texte, qui loin de se réduire à une tribune se révèle le résultat d’une longue maturation. L’auteur, également rappeur et slameur, aspire encore à être metteur en scène, directeur d’acteurs et acteur pour cette œuvre. S’il est moins convaincant dans ces dernières fonctions, sa langue et son propos réussissent à compenser ses faiblesses au moment d’aborder la scène.

La crise de la masculinité est un sujet de plus en plus en vogue, qui nourrit les pages des magazines et des journaux, fait l’objet de podcasts ou anime les dîners. L’expression rend compte des questions que se pose l’homme blanc trentenaire hétérosexuel sur son rôle dans la société, sa définition ou sa relation aux femmes. Soumis dès son plus jeune âge à un idéal de virilité, il se demande comment être un homme, un vrai, et n’être qu’un homme, un être sensible ; ou comment affirmer sa nécessité à l’heure où les femmes travaillent et ont un salaire, en plus d’accoucher et d’élever leurs enfants (et si possible de garder la ligne et d’être épanouies dans toutes les dimensions de leurs vies), alors qu’elles sont en passe de devenir les super-héros des temps modernes. En plus des femmes, cet homme blanc etc. se sent menacé par toutes les minorités qui existent, à l’heure de la parité, de la diversité et des quotas, et se prendrait presque à vouloir être une femme, un homosexuel ou un noir pour échapper à la norme et transformer la discrimination en force.

Quand on voit D’ de Kabal entrer en scène, notre premier mouvement nous amène à nous interroger sur la crise de la masculinité dont il veut nous parler : c’est un artiste noir, grand et musclé qui se présente au public. Sa crise identitaire tient moins à la minorité raciale qu’il pourrait représenter qu’aux injonctions à la virilité auxquelles il se sent soumis. Elle vient en outre de la vague #metoo ou #balancetonporc, et avait avant cela commencé à se former avec l’affaire DSK, et trouve largement de quoi se nourrir avec la question enfin abordée du harcèlement et du chiffre croissant de féminicides en France – qui a explosé depuis janvier. Tous ces symptômes d’un mouvement profond de remise en cause de la société patriarcale lui donnent envie de ne plus être un homme ; D’ de Kabal a honte de ses pairs. Alors que d’autres se servent du concept de crise de la masculinité pour remettre en cause l’égalité homme-femme, ou pour contrer la rhétorique féministe, lui, bien au contraire, dit que c’est justement le féminisme qui lui a permis de mener cette réflexion sur son genre, sur les attendus de la société qui pèsent sur les hommes et sur les souffrances qui en découlent.

Dans Fêlures, il parle donc de consentement, d’érectocratie – ou de la nécessité de bander pour se sentir un homme –, d’intégrisme masculin, de domination et d’oppressions, non pas binaires mais plurielles. Il rappelle les multiples formes de violences qui sont subies au quotidien par tout individu et que chacun intériorise – violences infantiles, conjugales ou sexistes –, violences physiques ou symboliques, aussi douloureuses les unes que les autres, qui sournoisement produisent des fêlures, qui ne cicatrisent jamais contrairement aux blessures. Ce propos pourrait faire l’objet d’un exposé, d’un discours, d’un essai. Mais la langue de D’ de Kabal tisse une poétique de la colère et de la douleur – qui évoque celle de Niangouna – qui structure ce discours, lui donne une forme qui le met à bonne distance.

Pour dévider l’écheveau informe de ces violences, l’auteur imagine comme discret fil rouge le dépôt d’une plainte sur un nouveau programme en ligne mis en place par l’Etat. Face à un écran translucide, un homme avec des chaussures dignes du Cinquième élément, qui disent peut-être que cette réflexion est encore trop précoce pour notre époque, prend le temps de déposer sa plainte, fait des recherches sur internet, ou passe la musique de Franco Mannara. Entre deux remarques sur les constructions qui conditionnent nos vies, il révèle ainsi progressivement pour qui il porte plainte et contre qui.

L’espace de cet homme confronté à son écran est mis en balance à cour avec celui d’un couple qui répètent les mêmes gestes et qui les ont vidé de leur sens à force de les répéter – le signe pour dire au revoir, le baiser donné à contrecœur, les gestes de colère qu’on réprime. Leur chorégraphie millimétrée ne se déploie qu’à peine, au cours de rares et courtes scènes que la direction d’acteurs fait paraître encore plus conventionnelles qu’elles ne sont. En effet, la langue poétique et rythmée de D’ de Kabale réussit mal à s’épanouir dans le dialogue. Alors que la voix de la femme pourrait offrir un contrepoint à celle de l’homme qui s’interroge, elle reste sans portée. D’ de Kabal livre lui-même l’explication de cette faiblesse en disant ne vouloir parler que depuis l’endroit où il se trouve – posture éthique qui est tout à son honneur mais dont il ne prend pas pleinement acte dans ce texte.

Sur scène apparaît également à un autre degré de réalité un danseur au genre indéterminé (le même Franco Mannara), qui ponctue certaines envolées de sa présence et sert de support pour une parenthèse poétique sur le dos. Enfant intérieur, part de féminité de l’homme qui parle, incarnation d’un traumatisme dépassé… il devient un autre moyen de porter le texte de D’ de Kabal et de le transmettre. Car telle est finalement la problématique de ce spectacle, que confirme « L’histoire de Petit Tarzan » publiée dans le programme de salle : comment théâtraliser cette écriture puissante, dont le mouvement lui-même implique une voix et un corps ? L’écran, le couple et le danseur apparaissent comme autant de procédés supposés suppléer à la pure parole, qui pourtant se suffit largement elle-même.

Si elle est si puissante, c’est que cette écriture se nourrit de multiples actions menées par D’ de Kabal, bien au-delà de ce spectacle. Certaines représentations de Fêlures sont prolongées d’échanges avec des groupes de parole masculins, mis en place en 2016. L’artiste a également créé avec Eloïse Bouton la plateforme House of Consent, média pédagogique désigné comme « espace safe » qui informe sur les thématiques du consentement, de la sexualité, de la violence et de leurs interactions. Il a également mis en place un « Laboratoire de déconstruction et de rédéfinition du masculin par l’art et le sensible », qui interroge les modes de fabrication du masculin. C’est toute la substance de ces actions d’accompagnement et de formulation, dont l’objectif est de briser le silence de la douleur, que l’on trouve réinvestie dans ce texte, dont la densité tient au fait que l’auteur ne se contente pas d’aborder les choses en surface. Le geste d’écriture déborde de loin la page, il se révèle le résultat d’un parcours, un véritable accouchement de questions devenues vitales, qui sont désormais fondement de l’identité, le cadre mouvant d’une redéfinition constante de soi, l’espace dans lequel se percevoir soi-même et s’ouvrir à l’autre.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Fêlures », rendez-vous sur le site de la Colline.

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