Retour au Théâtre Nanterre-Amandiers pour la première fois depuis le début des travaux de rénovation du lieu. Alors que le bâtiment est entouré de palissades, des signaux guident jusqu’aux grands hangars des ateliers de décor, qui ont déjà servi de salle auparavant. Le caractère un peu hostile de l’arrivée dans la nuit froide de la fin novembre est immédiatement dissipé une fois à l’intérieur. L’ambiance chaleureuse évoque le Théâtre du Soleil. Elle est créée par une librairie en forme de cabane qui regorge de trésors et par des murs tenturés de tapisseries sylvestres ornées de portraits royaux, qui mêlent peintures du XVIe siècles et photographies contemporaines. En embuscade dans cette série, se trouvent quelques photos du spectacle, Dissection d’une chute de neige, ainsi que le portrait de l’autrice suédoise, Sara Stridsberg. Son dernier texte est créé par Christophe Rauck, le nouveau directeur des lieux, qui a déjà adapté d’elle La Faculté des rêves, bientôt repris au même endroit. Dans cette pièce, l’écrivaine suédoise propose une relecture dramatique de la biographie exceptionnelle de Christine de Suède, qui lui permet de croiser les questions de l’exercice du pouvoir avec celles du genre. L’autrice féministe ne propose cependant pas une pièce militante ; elle fait plutôt de ce personnage au trouble identitaire profond la caisse de résonance de questions partagées par tous.
La mise en condition du froid, qui prépare au voyage jusqu’en Suède, n’est pas anéantie par l’entrée du public en salle. À l’intérieur, des couvertures sont distribuées. Ce détail évoque Avignon, les spectacles en plein air qui commencent au moment où le soleil décline et se terminent dans le froid du mistral de juillet. Le contexte est ici un peu différent : chacun est déjà emmitouflé dans son manteau, en outre étroitement accolé à son voisin sur les gradins temporaires placés dans les hangars. Malgré cela, l’ouvreur insiste pour que chacun prenne une couverture, en invoquant les courants d’air. Le public se prépare donc à une expédition polaire, jusqu’à ne former plus qu’une masse dense, reflétée par la vitre d’une grande boîte qui occupe le centre du plateau, dans laquelle une matière blanche – des plumes – accroît encore la sensation de froid en évoquant la neige.
Entre Christine de Suède – jamais nommée, mais c’est avec ce prisme que le spectateur aborde le personnage royal qui entre, Marie-Sophie Ferdane dans une robe blanche à manches bouffantes, un pistolet à la main, car ce repère est multiplement avancé dans le descriptif du spectacle, dans le résumé de la pièce de Sara Stridsberg, et dans la feuille de salle, où une petite biographie de la reine précède celle des artistes. L’entrée en matière est sèche, avec un dialogue in medias res par lequel la « Fille Roi » dit d’emblée non. Elle annonce à un homme en costume noir, ministre ou autre représentant du pouvoir, qu’elle ne se mariera pas à l’homme à qui elle est fiancée. Dans la vie extraordinaire de cette reine née en 1626, négligée par sa mère à la naissance et éduquée comme un futur roi à la demande de son père, de cette reine qui se cultive jour et nuit au détriment de sa santé, qui fait venir les plus grandes personnalités d’Europe à elle – parmi lesquelles Descartes, qui mourra du voyage – et qui réunit une collection de livres et d’œuvres d’art remarquable, de cette reine qui refuse de se marier et d’enfanter avant de renoncer au trône pour sillonner l’Europe et vivre une vie de plaisir et de scandales grâce au soutien du Pape après s’être convertie au catholicisme… – de cette vie romanesque donc, Sara Stridsberg, par ailleurs autrice de romans, a décidé de faire une pièce de théâtre. Plutôt que de suivre le cours tumultueux de son existence, elle a choisi d’exacerber les injonctions contradictoires entre lesquelles Christine de Suède a pu être prise en la saisissant au moment clé où la petite fille élevée comme un prince doit reprendre son rôle de femme pour se marier et assurer son lignage – moment de rupture, où tous les troubles s’agrègent et se décuplent jusqu’à mener à sa renonciation au pouvoir.
Ce trouble identitaire est accru par une dramaturgie aux repères instables, qui permet par exemple la réapparition de son père, incarné par Thierry Bosc, cadavre ensanglanté et éviscéré par une chute à cheval pendant la guerre, dont le corps mort a été veillé pendant de longs mois par la mère et la fille. Le cadre spatio-temporel indéfini permet également les allers-retours réguliers de la mère, éloignée du pouvoir et de sa fille malgré les lettres qu’elle écrit sans relâche à ceux qui ont décidé de l’évincer et malgré l’amour qu’elle manifeste désormais à l’enfant qu’elle a laissé tomber par terre le jour de sa naissance – par accident ou non, c’est ce qui reste indécidable. Ce trouble mis à part, la charpente de la pièce est très claire : la reine, outre ses parents, est prise en étau par des binômes qui incarnent chaque fois des penchants contradictoires. Face au Pouvoir, le Philosophe ne lui rappelle pas ses devoirs mais lui enseigne le doute – celui que Descartes déploie dans ses Méditations métaphysiques, qui prend des proportions abyssales quand la Fille Roi s’y essaie. Ne voulant ni faire la guerre ni enfanter, n’étant pour cette raison ni roi, ni reine, qu’est-elle ? Enfin, se trouve d’un côté le fiancé Love, qui veut l’épouser par amour et non par attrait pour le pouvoir, et Belle, sa dame de compagnie qui est aussi son amante. Plus encore que le Philosophe, que la Fille Roi fait apparaître et disparaître à son gré, Belle subit de plein fouet ses hésitations et ses caprices, qui révèlent sa violence autant que sa souffrance. La Fille Roi la promet à un homme, puis renonce, avant de la marier à un autre homme et de la voir mourir en couche – destin que la Fille Roi redoute par-dessus tout, ce que révèle le « jeu de la reine », jeu au cours duquel elle passe en revue le destin dramatique de nombreuses reines des pays nordiques, au-delà de son siècle, reines exilées, mortes en couches, négligées… toutes esclaves.
La scénographie démultiplie les tensions révélées par ces multiples confrontations, qui chaque fois mettent la Fille Roi au pied du mur. Au centre du plateau, une grande boîte remplie de plumes blanches aux parois vitrées, qui surexpose aux regards mais sert aussi de refuge. À l’extérieur, un sol noir, parfois occupé par un tabouret ou par un lit d’hôpital, déplacé par des régisseurs en costumes de chirurgien. Ces tenues devancent l’explication du titre que fournit le Philosophe, qui invite la reine à disséquer la chute de chaque flocon, à s’interroger sur son origine, à en faire l’autopsie, plutôt que de le prendre pour acquis. Les passages entre ces deux espaces sont chaque fois riches de sens. Ils le sont d’autant plus que la distinction de l’intérieur et de l’extérieur est comme inversée par cette neige de plumes, neige qui vole légèrement ou devient tempête, neige dans laquelle cacher ou se cacher. La boîte devient parfois espace de projection, et des images vidéo donnent alors à voir les paysages désolés du pays ruiné que décrit le Pouvoir.
Progressivement, la boîte se déplace, révèle toutes ses facettes et dégage de nouveaux espaces sur scène. Ces métamorphoses sont soutenues par des transitions sonores éclectiques, mais pour le reste, l’atmosphère est chirurgicale. Les acteurs qui interprètent le texte de Sara Stridsberg sont soutenus par des lumières expressives, mais jamais par des sons. Ils ne paraissent pas nécessaires lorsqu’entrent en scène Thierry Bosc en roi mort ou Emmanuel Noblet en Love, qui s’imposent pas leur présence, mais les monologues du Philosophe paraissent arides dans ce dénuement. La mise en scène repose plus lourdement encore sur les épaules de Marie-Sophie Ferdane, constamment présente sur scène. Elle s’impose d’emblée par son corps jeune et en pleine santé – alors que le personnage historique dont s’inspire la pièce était connu pour sa faiblesse physique. Christophe Rauck prend en outre le parti de faire de la Fille Roi une adolescente nonchalante, qui, quand elle ne donne pas l’impression de mâcher un chewing-gum, fait traîner ses « ok… ». Si la référence à cet âge de transition paraît judicieux, il n’est pas abordé de manière très fine. Sans beaucoup de nuances, l’actrice fait retentir ses répliques les commissures des lèvres orientées vers le sol, la mâchoire en avant – « dissection » de sa diction permise par l’épure radicale de la mise en scène –, et une voix traînante qui convoque le souvenir de Fanny Ardant. À plus d’une reprise, ce jeu met à distance les dialogues parfois douloureux du personnage. Face à la Fille Roi, Belle, incarnée par Ludmilla Makowski dans une robe blanche plus modeste, irradie dans tous les registres et se distingue par une vitalité, une intensité remarquables.
La tenue du texte de Sara Stridsberg permet de passer outre ces choix de direction, et même de se passer d’une lecture propre au metteur en scène, qui se met entièrement au service de l’œuvre. Les questions posées par l’autrice retentissent avec force : qu’est-ce qu’être une reine, un roi, et par extension, une femme, un homme ? qu’est-ce que gouverner, au masculin ou au féminin ? est-il possible de concilier la maternité avec le pouvoir ? Les anachronismes visuels et langagiers ne mènent pas à une relecture artificielle de l’histoire à la lueur des questions qui sont aujourd’hui les nôtres, sur le genre ou l’identité. Le mouvement est inverse, est bien plus subtil : avec ce spectacle, le présent est creusé par l’histoire, et les débats comme ceux que suscite le pronom « iel » salutairement mis en perspective.
F.
Pour en savoir plus sur « Dissection d’une chute de neige », rendez-vous sur le site de Nanterre-Amandiers.