« Ombre (Eurydice parle) » d’Elfriede Jelinek mis en scène par Marie Fortuit aux Plateaux Sauvages – le cri des silencieuses

Marie Fortuit crée aux Plateaux Sauvages, Ombre (Eurydice parle), dernière œuvre écrite pour le théâtre par Elfriede Jelinek. Dans ce texte, l’autrice autrichienne qui a reçu le Prix Nobel de littérature en 2004 procède à un nouveau renversement de perspective après Les Suppliants, pendant des Suppliantes d’Eschyle. Elle donne cette fois voix à Eurydice, afin qu’elle ne soit plus seulement l’amante d’Orphée. Aux Enfers, Eurydice se révèle une autrice empêchée, mise dans l’incapacité d’écrire par la musique assourdissante d’Orphée. La mise en scène extrêmement esthétique de ce texte interprété par Virgile L. Leclerc embrasse pleinement le déplacement proposé pour donner voix aux silencieuses.

Le plateau que l’on découvre au moment d’entrer en salle évoque la scène finale de Roméo + Juliette de Baz Lurhmann. Un corps de femme dans une robe blanche est allongé au milieu de quantité de bougies et de fleurs. Ce tombeau baroque se tient derrière des voiles, au-devant desquels se trouve à cour un portant avec des robes blanches ou sombres, légères. D’autres éléments de scénographie sont déjà là, mais le regard s’attache surtout à ce corps gisant. Il disparaît cependant derrière un écran, sur lequel est projeté un court film muet. Le premier plan, qui montre un homme qui se regarde dans le miroir, évoque cette fois l’Orphée de Cocteau. Les images qui suivent relatent silencieusement le mariage d’Orphée et Eurydice, dont les sentiments sont troubles. Le regard du premier sur certaines invitées est un peu insistant ; le sourire d’Eurydice s’évanouit à table. La mélancolie l’emporte sur la joie quand Eurydice va se baigner dans la rivière avec des amies et qu’elle devient Ophélie, flottante parmi les fleurs.

Cet amont dramaturgique, comme l’esthétique des images, un peu nette, semble manquer de nuance. Il s’agit de nous faire comprendre qu’Eurydice a épousé Orphée sans véritablement l’aimer, c’est tout à la fois trop suggéré et pas assez. Marie Fortuit, dans le sillage de Jelinek, tire parti du fait que rien n’est dit, dans le mythe, des sentiments des deux personnages. Chez Ovide, l’histoire commence pour de bon avec la mort d’Eurydice, le jour de leur mariage, et ne reste après ce décès que le point de vue d’Orphée, dont l’amour qu’il porte à sa femme est démontré par le courage avec lequel il brave les enfers. Ce silence assourdissant d’Eurydice, pur objet dans cette histoire, inspire à Jelinek une relecture du mythe qui en redétermine les données de manière tranchée, comme à son habitude. L’autrice fait d’Eurydice un sujet à part entière et laisse entendre que la nymphe n’aimait pas Orphée, dès le moment de leur mariage, et que sa mort est pour elle une libération.

S’engage ainsi un long monologue d’Eurydice après cette introduction sans paroles, et dès les premières phrases, on reconnaît le débit tempétueux de Jelinek. Eurydice vient de mourir, mordue par un serpent, et la parole s’écoule d’elle, comme un flux, un liquide qu’elle ne maîtrise pas. Son corps se met lui aussi à dégouliner sur les marches de son tombeau, puis à ramper jusqu’à l’avant du plateau, recouvert de moquette bleue. Mais ce corps reprend progressivement vie et se redresse, tandis que les mots rebondissent et jouent avec eux-mêmes. Eurydice, et Jelinek plus encore, est fascinée par la langue, elle la contemple autant qu’elle s’en sert, quitte à jouer avec elle à l’excès, à bavarder. Une tension très forte se dégage ainsi entre déclarations radicales et dimension ludique, voire comique mise en évidence par la traduction de Sophie Andrée Herr, qui introduit de la distance. Virgile L. Leclerc fait entendre toutes ces nuances de ton, tout en maintenant jusque dans les décrochages une certaine intensité dans l’interprétation de son rôle, qui fait d’Eurydice un personnage tragique.

La scénographie et la musique viennent bientôt servir d’appui à l’actrice : peinture noire, impressions en direct d’images et de texte, bande-son très sophistiquée, archives sonores qui font entendre la voix d’autres ombres… Alors qu’Eurydice s’impose de plus en plus nettement, qu’elle articule et fait retentir ses revendications à mesure qu’elle relit ce qu’a été sa vie dans l’ombre d’Orphée, une vie de shopping et de vacuité, des coups de batterie retentissent. Le poète à la lyre est devenu un chanteur et un musicien qui se produit en concert et déchaîne les fans, des midinettes pour la plupart. Alors qu’Eurydice croit enfin avoir trouvé le calme nécessaire à l’écriture, sa musique l’emporte encore sur ses mots, et il ne lui reste plus qu’à taper frénétiquement sur des claviers pour concurrencer ses notes et percussions. Empêchée, Eurydice disqualifie l’amour autant que les chansons d’Orphée désormais inspirées par sa mort – chansons qui prennent des accents d’opéra ou de variété à la fois kitsch et touchantes, composées par Mathilde Forget. Cette présence envahissante d’Orphée est prise en charge par Romain Dutheil, qui, dans son costume à facettes, donne de l’ampleur et de la perspective au solo assumé pendant toute la première partie du spectacle, et permet à Virgile L. Leclerc de projeter l’amertume d’Eurydice dans sa direction.

Les pas d’Orphée retentissent comme une menace pour Eurydice, enfin soulagée dans l’antre des enfers. Soulagée d’être pleinement ce qu’elle était déjà sur terre : une ombre, et rien de plus. Soulagée de rejoindre le néant, l’anonymat au milieu d’autres ombres. Elle embrasse cette condition en délaissant sa robe blanche pour une robe d’ombre et voit avec soulagement Orphée la perdre une seconde fois à cause d’un selfie. Le paradoxe de cette libération à laquelle on assiste est qu’au moment où le personnage acquiert enfin un « je », et avec lui la possibilité d’écrire, il trouve refuge dans le silence commun des ombres, se coule dans la masse et n’écrit plus. D’Eurydice ne restera qu’un cri de soulagement mêlé d’une détresse causée par le retour d’Orphée. C’est cet unique cri qu’écrit Jelinek et que fait retentir Marie Fortuit avec son équipe, un cri libérateur qui incite à bouleverser les perspectives, à troquer le point de vue des dominants pour celui des silencieux.

F.

Pour en savoir plus sur « Ombre (Eurydice parle) », rendez-vous sur le site des Plateaux Sauvages.

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