Après l’amour sous toutes ses formes dans la Réunification des deux Corées, Joël Pommerat explore avec six comédiens le thème de la parentalité et de ses difficultés dans Cet enfant. Le spectacle est composé de microdrames qui esquissent des situations douloureuses et sondent des blessures profondes, touchantes par leur universalité autant que par leur mise en scène.
Plutôt que de mener une unique intrigue du début à la fin pour aborder la question de l’enfant, Joël Pommerat saisit la substantifique moelle d’une douzaine d’histoires, inspirées par les témoignages de parents qu’il a rencontrés. Il en donne chaque fois à voir l’acmé, le point de tension central, qui contient en lui les circonstances qui ont amené jusqu’à la crise, nécessaires mais secondaires. Ainsi peu importe de savoir quel était le travail de cet individu qui ne se sent plus homme ni père depuis qu’il a été forcé de l’abandonner ; peu importe de savoir qui était cette femme et quelle était la vie qu’elle menait avant qu’elle ne découvre qu’elle est enceinte et qu’elle ne décide de changer de vie ; peu importe de savoir ce que ces parents ont imposé à leurs enfants pour se voir rejetés par eux une fois adultes. Ce qui importe pour Joël Pommerat, c’est le spectacle de leur douleur et de leur aveuglement.
L’espoir et les craintes des parents pour leurs enfants, le sentiment de devoir des enfants qui les enchaîne à leurs parents, l’absence de choix de part et d’autre de se retrouver ainsi liés par le sang, tous ces éléments qui ont un air de fatalité sont source de drames. Et si le dialogue a bien lieu dans les faits, il échoue et devient la plupart du temps monologue. Le ressassement prend alors le pas sur l’écoute, et la résolution semble impossible quand elle n’arrive pas trop tard. Il est difficile de rester insensible à toutes ces scènes, de ne pas s’y retrouver, que l’on soit enfant, parent, ou peut-être pire, les deux à la fois.
Pourtant, une certaine distance est maintenue, et le pathos ne l’emporte pas complètement, ni sur scène, ni dans la salle. L’aveuglement – de l’amour, de la détresse, de l’erreur… – est parfois tel qu’il semble caricatural sans perdre de sa justesse, au point de susciter le rire, inattendu, improbable, et pourtant inévitable. Pleurer ou rire revient à peu près au même devant cette mère qui ne veut pas laisser son fils partir à l’école pour ne pas être seule, qui lui reproche de la délaisser tout en s’accusant d’être une mauvaise mère. La limite devient si ténue entre ces deux extrêmes qu’on oscille, on hésite, et qu’il faut bien finir par verser dans l’un ou l’autre.
On pourrait reprocher à l’auteur de susciter une émotion facile par la juxtaposition de ces saynètes qui ne peuvent que toucher. Heureusement, Joël Pommerat ne se contente pas de scénarios dramatiques, dont le pouvoir est immédiat, trop simple, impudique presque. Ce qui remue plus encore que les mots terribles qui se disent, prévisibles et pourtant redoutés, ce sont les corps de ces êtres, tragiquement isolés. A l’heure des grandes déclarations et des aveux, ils restent désespérément éloignés, comme irraprochables, et même ceux de deux amies qui se soutiennent dans l’épreuve ne peuvent qu’être séparés par un vide incommensurable quand le malheur frappe.
Le noir palpable qui entoure chaque silhouette jamais pleinement éclairée, et qui retombe d’un coup quand il ne reste plus rien à dire ni à faire, ne fait qu’agrandir les distances entre ces solitudes qui s’entrechoquent et se violentent par la parole.
L’autre grand ressort de l’émotion, capable de faire vibrer, voire trembler la corde sensible, c’est la musique, comme dans d’autres spectacles de cet artiste. Que ce soit un battement sourd, grave, qui nous pénètre et nous habite, ou les intermèdes rock d’un orchestre sur scène, la matière sonore des Leymarie est à la fois soulagement – espace sans mots, respiration – et relance vers autre chose. Les musiciens sont pris derrière une paroi qui les laisse simplement deviner, qui les floute, semblable à une membrane. Ils sont à la fois loin et tout près de nous par cette matière charnelle, plus chaleureuse que tous les corps qui apparaissent et disparaissent sur la scène grâce à une discrète constellation de marques qui les guide au sol dans la pénombre d’Eric Soyer. Le chant ne fait qu’affleurer quand l’orchestre accompagne la profession de foi de la future mère ou ses cris de douleur quand elle accouche, avant qu’il ne donne son point final à cette ronde. Voix de femme ou d’homme dans un même corps de femme, pour chanter la mère cela ne change pas grand-chose. Si ce n’est qu’un tel travestissement, troublant et réjouissant, dit l’universalité et le trouble identitaire qui naissent de ces situations, de ces relations complexes entre parents et enfants.
F.
Pour en savoir plus sur « Cet enfant », rendez-vous sur le site des Bouffes du Nord.