« Contes et légendes » de Joël Pommerat aux Amandiers – humanité troublée

Après Le Petit Chaperon rouge, Cendrillon et Pinocchio, Joël Pommerat paraît encore puiser dans les œuvres de Perrault, des Frères Grimm ou de la Mère l’Oye pour sa dernière création, Contes et légendes. Il n’en est pourtant rien, et ce titre est d’autant plus trompeur que le non-lieu et le non-temps qu’il suggère n’entraîne pas du côté d’un monde passé, conçu de manière manichéenne. Il projette au contraire vers l’avenir, dans un monde où les humains cohabitent avec des robots qui leur ressemblent de manière troublante. Cette fiction, dont la réussite repose entièrement sur la qualité du jeu des acteurs, permet au metteur en scène de soulever de nombreuses questions sur l’enfance, sur le genre, ou sur le retour en force de certaines valeurs sociales réactionnaires à l’ère de l’intelligence artificielle.

Pour ce nouveau spectacle, Joël Pommerat n’a pas travaillé avec les membres désormais familiers de sa compagnie. Il a réuni autour de lui de jeunes acteurs, qui paraissent avoir quinze ans tout au plus – mais qui sont en réalité un peu plus vieux qu’ils n’y paraissent. Leur jeunesse s’impose d’emblée avec une première scène qui a la vigueur d’un coup de poing, alors que deux gars abordent une fille seule. Les répliques fusent aussitôt à la vitesse d’une balle de ping-pong dans un match professionnel. Ça fuse, ça clashe, et tout est d’autant plus saillant que les corps se retiennent de bondir, que la violence est entièrement contenue dans le langage. Pommerat capte avec son écriture, comme toujours née de l’improvisation, la vivacité de cette langue qui est devenue une rhétorique à part entière, où les traits jaillissent à chaque instant, plus crus qu’au XVIIIe siècle mais tout aussi percutants. Angélique Flaugère se distingue d’emblée dans cet affrontement, et sa présence sera particulièrement remarquée à chacune de ses apparitions par la suite.

Le battle prend un tour inattendu quand l’agresseur demande à l’agressée si elle est bien humaine. Alors qu’on avait l’impression de se situer tout près du réel qui est le nôtre, le trouble s’immisce. Le gars envoie son poto toucher la jeune fille, « pour vérifier qu’elle n’est pas un robot », car, raconte-t-il, il s’est fait « niquer » par une fille-robot récemment, et ne voudrait pas s’y piquer de nouveau. La situation qui paraît au départ absurde s’ancre. Le gamin insiste tellement que le spectateur n’a pas d’autre choix que d’accepter les coordonnées de ce monde qui s’avère légèrement différent du nôtre.

Le motif amorcé devient thème quand, à la scène suivante, il est à nouveau question de robots. Après un rapide passage au noir, durant lequel l’espace est reconfiguré, une femme nous présente les dernières avancées de l’entreprise Altaïr. Derrière elle, un corps, assis dans un canapé, interpelle. Il est un de ces robots humanoïdes qu’elle décrit, dont les gestes ont acquis un haut degré de fluidité, mais dont les cheveux paraissent trop ordonnés, et la peau trop lisse pour qu’il paraisse totalement naturel. Plusieurs autres robots, similaire à celui-là, hanteront les scènes du spectacle. Tous troubleront par cette étrangéification du corps humain, permis par un degré de précision remarquable du jeu des acteurs, qui, par leur parfaite maîtrise de leur corps, font oublier à plusieurs reprises qu’ils ne sont pas vraiment des robots, mais bien des acteurs qui jouent des robots. À voir cohabiter ainsi sur scène différents degrés d’humanité, affleure le souvenir de la convention de ventriloques de Gisèle Vienne, il y a quelques années, dans la même salle.

Ce fil rouge que les robots tissent d’une situation à l’autre évoque le mode de composition de Cet enfant, ou de La Réunification des deux Corées de Pommerat, spectacles conçus comme des variations, au sens musical du terme, autour d’un même thème – la parentalité pour le premier, et l’amour pour le second. La nuance par rapport à ces précédentes œuvres est que Pommerat assume ici une certaine continuité. Si la fragmentation caractérise toujours sa dramaturgie, que de courtes nuits étoilées viennent ponctuer le spectacle pour permettre d’inventer de nouvelles scénographies, les données de la fiction ne sont pas entièrement rebattues à chaque fois que la lumière revient. Il arrive que de mêmes personnages réapparaissent, ou même que des scènes se poursuivent d’un noir à l’autre. D’autres encore durent simplement plus longtemps. Est-ce parce que l’imagination est limitée au moment d’arpenter ce monde où coexistent humains et robots ? ou parce que Ça ira (1) Fin de Louis, le dernier spectacle de Pommerat consacré à la Révolution Française a constitué un tournant dans son écriture et découvert le moyen de conjuguer fragmentation et continuité ? Dans tous les cas, la verve du metteur en scène fait parfois défaut, et certaines scènes saisissent moins que d’autres.

Il n’empêche que l’exercice de pensée réussit à soulever de nombreuses questions. Ce qui rejaillit le plus fortement, d’une scène à une autre, c’est le paradoxe d’un monde scientifiquement évolué dans lequel les valeurs patriarcales les plus réactionnaires se retrouvent défendues avec ardeurs. Dans les contes de Pommerat, les individus sont homophobes, machistes et suivent des ateliers pour renforcer leur masculinité. L’univers imaginé est aussi un monde où les parents comblent leurs défaillances avec des robots qui jouent leur rôle à leur place, et où les enfants compensent le manque d’affection et l’agressivité ambiante grâce à leur humanoïde de compagnie. Ces jeunes situés à l’intersection cruciale de l’enfance et du monde adulte se révèlent fascinés par ces êtres qui ont réponse à tout – ces descendants de Siri et de l’Assistant Google – et prennent leur mémoire infaillible pour des preuves d’amour. Ces béquilles émotionnelles se substituent parfois aux relations authentiques, et les humains finissent même par leur pardonner l’impardonnable. Le spectateur lui-même se trouve pris aux pièges du charme de ces êtres : il les observe fasciné, avec plus d’intensité que les humains, et se trouve même pris de frissons quand l’un d’eux chante Dalida – alors même qu’il ne laisse transparaître aucune émotion sur son visage.

Le trouble domine définitivement l’expérience du spectateur quand il découvre que tous les personnages du spectacle, mis à part deux adultes, sont tous interprétés par des jeunes femmes. Bien que la question du genre ait été abordée, la distinction entre les humains et les robots captaient toute l’attention. Après coup, à la lecture du programme, on prend conscience que les repères que l’on a mobilisés pour déchiffrer le monde représenté sur scène étaient en réalité défaillants – ce qui ne fait qu’accroître le respect qu’inspire la performance de ces jeunes acteurs, devenus maîtres en l’art de l’illusion sous la direction de Pommerat.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Contes et légendes », rendez-vous sur le site du Théâtre Nanterre-Amandiers.

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