« Hamlet » de Christiane Jatahy au Théâtre de l’Odéon – relecture tubesque de la pièce de Shakespeare

Le Théâtre de l’Odéon affiche en ce moment un Hamlet de Shakespeare, signé par Christiane Jatahy. L’artiste brésilienne ne reprend pas pour ce spectacle la mention « d’après » qui fait florès depuis de nombreuses années maintenant et qu’elle a elle-même pratiqué pour Julia d’après Mademoiselle Julie de Strindberg, What if they went to Moscow d’après Les Trois Sœurs de Tchekhov, La Règle du jeu, d’après le scénario du film de Renoir, Le Présent qui déborde d’après Homère, Entre chien et loup d’après Dogville de Lars von Trier, ou Depois do silencio d’après un roman d’Itamar Vieira Júnior… Depuis ses débuts, Jatahy ne fait que ça, adapter des œuvres du répertoire théâtral, des scénarios de film ou des textes de type narratif. Ici, croit-on un instant, elle s’en tiendrait simplement au Hamlet de Shakespeare. Et pourtant, elle signe la mise en scène, l’adaptation et la scénographie de ce spectacle, et le geste d’adaptation évoqué en passant se révèle en réalité central : elle transpose la pièce dans un contexte contemporain – au point de faire même référence à la date même du jour de représentation – et propose en outre une relecture féministe de l’œuvre. Mais le plus intéressant dans sa démarche réside dans ce qui peut ne paraître qu’une composante de cette entreprise d’adaptation : l’usage de quantité de tubes tout au long du spectacle, qui esquissent les contours d’une dramaturgie par ailleurs flottante.

Hamlet se repasse le film de la visite du spectre aux gardes et à son ami Horatio, sur les remparts du château d’Elseneur. Il regarde l’écran qui nous sépare de lui, et on le voit utiliser une télécommande qui fait un petit point rouge au travers de la silhouette d’Hamlet père, sous la forme de Loïc Corbery en costume, tandis que des voix off reprennent les premières répliques de la pièce, normalisées par nos intonations, nos inflexions et nos rythmes de parole quotidiens. Le roi Hamlet annonce à son fils Hamlet qu’il n’a pas été piqué par un serpent dans un jardin pendant sa sieste, mais qu’il a été assassiné… par celui qui a épousé sa mère. La mère en question arrive peu après, derrière le rideau : Servane Ducorps, dans une robe de soie rouge, chante « Can’t take my eyes off you », de sa voix grave et langoureuse, sans lyrisme. Elle paraît s’adresser au spectre géant, mais bientôt l’écran se peuple de convives, et nous voilà sans transition à son mariage, avec le frère de son mari défunt, à qui elle offre désormais les paroles de la chanson. D’un homme à l’autre, elle paraît mue par un même désir que porte le chant : peut-être est-ce la ressemblance entre les deux hommes, qui explique ce remariage rapide ; peut-être qu’elle aussi, comme Hamlet, ne parvient pas à faire le deuil du mort et se console dans les bras de l’homme qui en est le plus proche, que c’est par amour plus que par calcul politique qu’elle se jette dans les bras de Claudius. En attendant, le nouveau couple danse, célèbre son union au milieu des convives numériques, dont la présence se confond de manière fascinante avec celle de vrais corps au travers de l’écran translucide.

Hamlet ne participe pas à la fête et continue d’écouter son père, qui demande vengeance. Mais, précise le spectre, la vengeance doit épargner sa mère – et cette réserve retentit fort, avant même que Gertrude tende le micro au mort pour lui faire redire cette phrase et surligne ainsi ce point : ce n’est pas d’elle, qu’il faut se venger. La fête se dissipe, le nouveau couple vient trouver Hamlet, interprété par Clotilde Hesme, androgyne – actrice qui s’inscrit dans une lignée de femmes qui ont endossé ce rôle avant elle, de Sarah Bernhard à Anne Alvaro récemment, dans la mise en scène de Gérard Watkins, en passant par Angela Winkler et Abke Aring. L’oncle d’Hamlet s’adresse à lui comme à un homme, et Clotilde Hesme relève la contradiction sur le ton de l’humour, ce qui amène Claudius à se corriger vaguement, sans modifier pour autant les pronoms et accords du texte. Ce n’est que vers les deux tiers du spectacle que le changement de genre sera acté dans la langue, suivant une transition insensible que Jatahy dit imiter du personnage de Virginia Woolf, Orlando.

Ce parti pris ne change donc pas tout de suite radicalement les choses. Il ne s’impose du moins pas en premier, par rapport à la découverte de l’espace construit sur scène une fois que le rideau se baisse d’un seul coup – espace qui donne à voir un intérieur contemporain, une pièce à vivre qui comprend un salon, une grande table, une cuisine tout équipée, et qui ouvre sur une salle de bain, au fond, à côté de grands miroirs qui deviennent parfois écran ouvrant sur un extérieur désolé, quand il ne permet pas de faire resurgir les morts. Le château d’Elseneur est devenu un intérieur plus bourgeois que royal. Le changement de genre d’Hamlet est également atténué par la non distribution de Jatahy : Servane Ducorps est supposée être la mère de Clotilde Hesme, Mathieu Sampeur son oncle et le mari de la première, et Isabel Abreu, Ophélie – alors que tous ont le même âge ou presque, homogénéité qui brouille les repères de leurs rapports et introduit un rapport ludique entre eux et leurs personnages, qui met à distance le texte de Shakespeare, en outre modernisé par la traduction de Dorothée Zumstein.

Ces coordonnées troubles, qui cherchent à rapprocher la pièce de nous, mises à part, la pièce est réduite à ses éléments les plus saillants et les plus connus : après le célèbre incipit, le mariage de Gertrude et Claudius, les scènes de confrontations entre le nouveau couple et le fils, Hamlet demande rapidement « être ou ne pas être », une première fois, puis sont introduits Polonius et Ophélie, les amis d’Hamlet appelés au secours par l’oncle et la mère pour canaliser sa folie, la mise en abyme de la souricière, la médiation d’Ophélie auprès d’Hamlet, le meurtre de Polonius, la scène des fossoyeurs… Jatahy précise que 85% du texte du spectacle est celui de Shakespeare, mais quelle proportion en reste-t-il ? L’adaptation va droit au but et ne s’embarrasse pas de détours, elle va à l’essentiel en se concentrant sur cinq puis sept personnages, ne cherchant pas du tout à nous faire redécouvrir la densité de la pièce, ses multiples plans et ses subtilités de composition. L’effet de simplification est accru par le mode comique, ou au moins ironique qu’adoptent les personnages, à l’exception d’Ophélie, qui hante dramatiquement le plateau dans une tenue ou une autre, comme paralysée par un désir de mort qu’elle ne réalise pas dans cette mise en scène, car elle revient après son suicide dans la rivière – dans une nouvelle tenue. Les pans de textes retenus semblent pris à un deuxième degré de lecture, qui les rendent peut déchiffrables pour qui ne maîtrise pas bien l’œuvre, en particulier la toute fin, lorsque Laërte prend possession du corps d’Ophélie.

Dans ce flou dramaturgique constant, des moments de clarté surviennent, lorsque les personnages chantent ou passent de la musique. Après la noce, Claudius rentre dans la cuisine en diffusant « Nothing Compares 2 U » de Sinead O’Connor avec son portable, exprimant une mélancolie inattendue de sa part, qu’on croirait plutôt revenir à Hamlet, qui a pour effet de lui acquérir de la sympathie et qui dit son amour pour Gertrude. Hamlet interrompt le morceau et répond en chantant « Et maintenant, que vais-je faire » de Gilbert Bécaud, exprimant son dégoût de la vie et le manque profond créé par la mort de son père – non sans humour. Tout au long du spectacle, après le coup d’envoi de Servane Ducorps, de nombreuses chansons sont ainsi mobilisées pour se dire ou alléger l’ambiance qui paraît trop pesante, aux yeux de Gertrude, mais aussi d’Hamlet. Témoigne de l’importance de ces irruptions musicales le fait que la deuxième page du programme signale les chansons originales, les samples et les remixes, grâce à de longues listes qui mêlent les noms d’Ennio Morricone, Björk, Radiohead, Amy Winehouse, Michel Legrand, Mozart ou David Bowie. Chaque fois, la musique permet de ressaisir les rapports des personnages et leurs sentiments, de manière beaucoup plus efficace que les monologues ou tirades, qui paraissent souvent sibyllins dans cette mise en scène.

Que disent donc ces chansons, et les dialogues les plus immédiats, ou les interactions entre les acteurs – mais surtout les actrices ?  Ils disent qu’Hamlet, devenu femme, incapable de deuil, est pris dans un rapport œdipien avec son père mort, qu’iel aurait voulu épouser et qu’iel hésite, à défaut, à tuer sa mère – mais leur affrontement se termine en une attaque de chatouilles complices. Ils disent qu’Ophélie est déprimée au possible, âme errante éternellement romantique malgré la transposition opérée, dont la trajectoire n’est pas transcendée, comme elle a pu l’être dans Institut Ophélie de Saccomano et Garraud. Ils disent que la guerre, menée par Fortinbras, est un arrière-plan, une annonce télévisée qu’on interrompt car elle embarrasse le quotidien lissé. Ils disent une certaine innocuité de la tragédie relue au travers du prisme d’une culture pop : Hamlet imite la voix de Dark Vador pour faire entendre l’oracle du spectre, la souricière est lancée par une partie de jeu de carte, les comptes se règlent autour de plats de pâtes ou de raviolis cuisinés sur une plaque à induction, les meurtres ne sont que des images projetées sur la surface écranique…

Jatahy voudrait l’ensemble beaucoup plus construit et profond, si l’on en croit son entretien. Elle aurait voulu que cet espace ultra réaliste soit perçu comme un espace mental, dans lequel ressurgiraient les fantômes qui hantent un Hamlet de 2024 – des fantômes pourtant extrêmement charnels sur scène, Ophélie mise à part. Le travail de la vidéo, beaucoup moins élaboré que dans plusieurs spectacles précédents, contribue paradoxalement à les ancrer dans ce cadre contemporain, plutôt que de brouiller les frontières et de cultiver un doute fécond. La metteuse en scène aurait voulu proposer une relecture féministe de la tragédie, en mettant au premier plan les personnages féminins de la pièce. Ils le sont bien, mais sont-ils devenus féministes ? Ils ne se dérobent pas à la logique de vengeance commandée par le spectre et au système patriarcal dans lequel ces femmes sont prises, ne se libèrent pas non plus de leurs assignations, car la pièce suit son cours, même transposée. Jatahy évite cette fois l’écueil de l’actualisation qui plaque une fiction sur une situation politique, comme dans Entre chien et loup, mais elle ne parvient pas à tisser un lien entre la pièce et le présent, à lui faire traverser les époques comme le personnage de Woolf, à nous dire beaucoup plus que ce que ses actrices expriment ou chantent, qui font apprécier le moment de la représentation, mais ne suffisent pas à aller au-delà, une fois qu’il s’est évanoui.

F.

 

Pour en savoir plus sur Hamlet, rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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