Dans le cadre de l’année Molière multiplement célébrée, Éric Ruf, administrateur de la Comédie-Française, a demandé à l’un de ses pensionnaires, Yoann Gasiorowski, de créer un spectacle sur Molière et Lully. Une commande adressée à un acteur qui est aussi musicien, impliqué dans tous les spectacles de la Comédie-Française qui mêlent théâtre et musique ces derniers temps, pour penser les relations et créations communes de ces deux artistes qui ont contribué au rayonnement de Versailles. Le sous-titre du spectacle en dit plus que le titre emprunté à un vers d’Hugo : « Molière-Lully. Impromptu musical ». Par ce terme d’« impromptu », le metteur en scène annonce qu’il expose sa démarche en même temps qu’il la déploie et demande aux acteurs d’être tout autant eux-mêmes que Molière, Lully, Armande et Madeleine Béjart, La Grange ou d’autres. Un spectacle érudit et plaisant qui prend la forme d’un divertissement, au sens musical du terme.
La scénographie paraît baroque dès le premier coup d’œil. Non pas tant car elle réunit du mobilier du XVIIe siècle, des bougeoirs ou un lustre d’époque, mais parce que ces accessoires coexistent avec un caisson de régie, une bouteille d’eau en plastique et une gourde, ou de grandes caisses de déménagement. Cet alliage bizarre indique d’emblée que le passé est sondé depuis le présent. Le spectacle commence quand, dans un clair-obscur, Elsa Lepoivre s’avance dans une robe blanche vaporeuse et dit des alexandrins, par lesquels elle invite des Nymphes à s’approcher pour combler le plaisir du roi, asséné : « l’unique dessein », déclare-t-elle, est « de le bien divertir ». Il y a quelque chose d’un peu ampoulé dans ces vers, ou peut-être dans leur diction. Et tout à coup, Elsa Lepoivre bute : on ne saurait donc plus dire des alexandrins dans la maison de Molière ? Heureusement, l’actrice est interrompue par un Molière en perruque mi-boucles du XVIIe, mi-dreads, short trois bandes et veste de sport, qui l’interrompt pour la diriger et lui annoncer qu’elle jouera cette scène nue dans le spectacle à venir. Elsa Lepoivre se retourne alors pour ranger son costume et découvre toutes les pinces qui tiennent sa robe ajustée : ce contexte de répétition rend possible cette étrangeté du vers, et sa diction trébuchante. Celles-ci sont peut-être même nécessaires pour faire croire à un spectacle en cours de création.
C’est en l’occurrence des Fâcheux dont il est question, comédie-ballet créée en 15 jours. La prouesse ne paraît pas si extraordinaire lorsque quelques temps plus tard, le roi exige une nouvelle comédie-ballet dans un délai de 5 jours. Ce sera L’Amour médecin, deuxième collaboration de Molière et Lully après le succès de la première, qui confirment inventer un genre nouveau en cousant ensemble scènes de comédies, séquences chantées et séquences dansées. Les deux maîtres dans leur art, mis à l’épreuve des caprices du roi qui veut tantôt danser en bohémien tantôt en Égyptien dans ces œuvres, s’associent ainsi pour une dizaine de spectacle de 1661 à 1673, collaboration qui culmine avec Le Bourgeois gentilhomme et Psyché. D’où rayonne la nuit restitue ainsi quelques années de la vie de ces deux hommes – mais par leurs œuvres seulement, ou les décrets qui octroient tel ou tel privilège à l’un ou l’autre. Les traces qui restent de leur vie sont en effet trop rare pour déduire la teneur de leurs relations, pour conclure à leur entente ou leur concurrence, pour faire la part entre les contraintes imposées par Louis XIV, leur admiration mutuelle ou le souci qui les anime de faire progresser leurs carrières respectives.
Ces lacunes laissent place au fantasme, à la rêverie et poussent Yoann Gasiorowski à renoncer à toute forme de reconstitution de type historique à la faveur d’un « impromptu », genre inventé par Molière avec L’Impromptu de Versailles, qui repose sur un principe de mise en abyme grâce auquel la pièce de théâtre est donnée à voir en train de se faire. Le metteur en scène, aussi acteur dans son spectacle, en survêtement bleu, délaisse les accessoires de toc qui l’ornait lorsqu’il interprétait Louis XIV pour raconter en son nom son désarroi quand Éric Ruf lui a demandé de créer un spectacle sur Molière et Lully, lui qui ne connaît rien à la musique baroque. Il raconte donc, dans le cours du spectacle, comment il a travaillé avec Vincent Leterme – grand musicien pour le théâtre depuis plusieurs décennies – et met à nu tout son processus de création, donnant tantôt à Elsa Lepoivre le rôle d’Elsa Lepoivre tantôt celui de Madeleine Béjart, ou à Serge Bagdassarian le rôle de Serge Bagdassarian ou celui de La Grange, ou encore, les métamorphosant tous deux par le seul pouvoir de la nomination et du jeu en propriétaires du Château de Chambord inquiets de voir les vitres du château exploser par les basses d’un DJ de techno (inquiétude véritablement suscitée chez la direction du lieu par un festival organisé en mai 2019).
Ce procédé baroque qui mêle les époques et les identités permet surtout au metteur en scène d’en dire beaucoup tout en se passant d’un arsenal didactique. Tout ce que relate Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Comédie-Française, au sujet des relations de Molière et Lully dans le programme de salle se retrouve dans le spectacle, sous une forme ludique jouée et chantée par six acteurs et deux musiciens qui jouent du théorbe, de la basse de violon ou de la guitare baroque. Une dramaturgie élégante est ainsi tissée, qui mêle données historiques, dialogues plus ou moins fantaisistes entre les deux artistes, chants baroques parfois adaptés par Vincent Leterme, et quelques réflexions fines sur la survivance de la musique et du théâtre au long des époques.
Étonnamment, les textes de Molière sont peu mobilisés dans le spectacle, comme si on les connaissait trop – alors que la part que tenait par exemple la musique dans Le Malade imaginaire, dernière pièce de Molière dont la musique a été écrite par Charpentier et non Lully, est trop souvent occultée. C’est ici la musique de Lully qu’il s’agit de mettre à l’honneur. Le seul hic est que les acteurs de la Comédie-Française ne sont pas chanteurs. Il ne fait aucun doute que tous ont beaucoup travaillé pour interpréter le répertoire baroque constitué par Leterme et qu’ils maîtrisent l’art de la polyphonie, mais leurs voix manquent de texture et d’harmonie. Nul ne prétend cependant le contraire, et ce parti pris assumé non seulement rappelle que ces chants devenaient souvent populaires, qu’ils étaient parfois chantés jusque dans les rues de Paris, mais révèle en outre à quel point la musique de Lully est immédiatement séduisante, quelle que soit la qualité de son interprétation.
La scénographie et les costumes de Chloé Bellmère, ainsi que les lumières de César Godefroy, contribuent au charme de ce spectacle. Ils créent de véritables tableaux ou de belles visions qui font oublier l’étroitesse de la scène du Studio-Théâtre (mais Le Bourgeois Gentilhomme a été créé sur un plateau de deux mètres sur quatre comme le rappelle Claïna Clavaron, de quoi se plaint-on !). Les silhouettes des acteurs et la scène se métamorphosent grâce aux costumes, aux accessoires et aux reconfigurations spatiales, et nourrissent l’impression d’un voyage dans le temps et les espaces que permettent de faire les acteurs, qui passent d’un rôle à un autre et donner de la consistance – à défaut de la chair – à ces artistes, notamment Elissa Alloula en Lully.
Plutôt que de creuser les enjeux de pouvoir de cette collaboration – que révèleraient l’étude plus approfondie des rapports des artistes au roi, de leurs paies et de leurs recettes, de leur attribution de tel ou tel lieu, de leur notoriété… – Yoann Gasiorowski fait le choix de la légèreté. Son impromptu prend ainsi la forme d’un divertissement érudit, d’une petite forme qui détourne des choses sérieuses et occupe agréablement le temps, d’un intermède qui pourrait être chanté à l’entracte d’une œuvre plus importantes – celles par exemple jouées dans la grande salle de la Comédie-Française, comme le Tartuffe d’Ivo van Hove, le Dom Juan d’Emmanuel Daumas ou encore d’autres mises en scène de pièces de Molière programmées cette année, à la Comédie-Française ou ailleurs.
F.
Pour en savoir plus sur « D’où rayonne la nuit », rendez-vous sur le site de la Comédie-Française.