Après avoir monté toutes les pièces de Corneille ou presque, Brigitte Jaques-Wajeman aborde désormais celles de Racine. Assurée par ses précédents spectacles, elle se confronte d’emblée à ses tragédies les plus célèbres : Britannicus, il y a quinze ans, et Phèdre désormais. Pour cette dernière création, la metteure en scène travaille encore et toujours avec la compagnie Pandora, qu’elle a créée en 1976 avec François Regnault. Pendant quatre décennies, les déviations ont été rares de Corneille à Racine, avec quelques incursions du côté de Molière, une pièce de Claudel (Partage de midi) ou une autre d’Hugo (Ruy Blas). Même lorsque la compagnie s’est aventurée du côté des écritures contemporaines, elle choisissait des réécritures, de Sophocle par exemple (Tendre et cruel, Martin Crimp). Une telle persistance à monter un répertoire classique, dans l’indifférence de toutes les évolutions plus ou moins heureuses qu’a connu le théâtre depuis les années 1980, amène à se demander ce qu’il est possible de faire des tragédies du XVIIe siècle sur nos scènes actuelles.
La scénographie qui occupe le plateau des Abbesses est sobre. Le plateau est simplement occupé par un mur violine légèrement incurvé, et par une grande stèle de la même couleur qui ménage un passage dérobé au regard du spectateur. Ces quelques éléments ne renvoient à aucun lieu ni aucune époque. Ils situent néanmoins quelque part, contrairement aux plateaux de Claude Régy qui entraînent d’emblée dans un espace mental. Ici, la scène est bien un lieu – mais un lieu non identifié. Lorsqu’entrent Théramène et Hippolyte, leurs costumes accroissent encore le caractère abstrait de la scène. Ils portent de longs manteaux, sur des pantalons et des chaussures monochromes. Chaque personnage qui entre sera ainsi associé à une couleur, jusqu’à ce qu’une sémiologie distingue les hommes – nuances de terre –, Phèdre et sa suite – nuances de vert émeraude – et Aricie et sa confidente – l’innocence de blanc vêtue. La scène perd pour de bon tout ancrage lorsque des sons se font discrètement entendre, qui ne réfèrent à rien eux non plus, situés au seuil de la musique.
Dès les premiers instants, il apparaît donc que l’entreprise de Brigitte Jaques-Wajeman n’est pas de mettre le texte de Racine en dialogue avec notre époque, comme elle a pu le faire avec Polyeucte – mais la question du fanatisme religieux que soulève la pièce rendait probablement la mise en écho inévitable –, ou avec Pompée et Tartuffe. Pour sa Phèdre, la metteure en scène crée avec Grégoire Faucheux, à la scénographie, Pascale Robin, aux Costumes, et Nicolas Faucheux, aux lumières colorées, un écrin parfaitement hermétique au monde, qui calfeutre les acteurs chargés de faire entendre le texte de Racine.
Pour ce spectacle, pas non plus de parti-pris dramaturgique qui aurait guidé la lecture de la pièce. Aucune ambition de réinterprétation, par la revalorisation d’un personnage ou d’un détail qui aurait été jusque-là négligé, ne préside au projet de mise en scène. L’objectif est simplement de lire la pièce, attentivement, soigneusement, pour en déplier toute la richesse et toute la densité. Une telle approche a révélé à Brigitte Jaques-Wajeman le caractère profondément physique que Racine attribue à la passion – chez Phèdre, mais aussi chez Hippolyte, chez Aricie et chez Thésée. Elle dirige donc ses acteurs en conséquence, et fait vibrer les membres de Raphaèle Bouchard, qui n’en conserve pas moins toute la majesté de Phèdre, elle figure la tétanie d’Hippolyte – Raphaël Naasz – face à l’amour monstrueux de sa belle-mère, et elle déploie toute la violence de Thésée, en tant que roi, mari et père, avec Bertrand Pazos.
Tous sont livrés à eux-mêmes sur ce plateau qui ne réserve aucune surprise, qui se contente de garder les traces de leurs affrontements successifs sur son sol de sable. Chaque marque prend la forme d’une blessure, qui aussitôt cicatrisée est rouverte et recouverte par une autre, plus grande encore. Le sable néanmoins restera sable ; il ne deviendra qu’à peine une arme lorsque Thésée comprendra que c’est Phèdre qui aimait Hippolyte, et non l’inverse. De même, le cube irrégulier vernis de noir – symbole à lui seul de l’abstraction de cette scène – servira de support, et même une fois de projectile, mais sera jusqu’au bout cantonné à sa fonction d’accessoire. Le seul soutien sur lequel peuvent s’appuyer les acteurs sont les vers de Racine, qu’ils font retentir avec force, et la précision de la construction de sa tragédie, qui ne laisse aucun répit.
A redécouvrir la perfection dramaturgique de cette pièce, on se demande quels possibles s’offraient à Brigitte Jaques-Wajeman. La question affleure dans le cours du spectacle, et en éloigne un peu, alors que la mémoire du spectateur accapare l’esprit. Resurgit le souvenir de l’Iphigénie de Chloé Dabert l’an dernier, qui avait modernisé les costumes et la scénographie pour suggérer des rapprochements avec notre époque, sans pour autant forcer le trait et respectant le texte à la lettre. A l’extrême inverse de ces mises en scène respectueuses, Frank Castorf, il y a quelques mois, créait Bajazet, pièce moins connue de Racine. Héritier d’une tradition allemande déconstructiviste, il choisissait de dynamiter ce texte pour mieux s’en emparer, le mettant au contact de fragments d’Antonin Artaud et d’un décor cette fois ancré à l’excès, jonché de panneaux publicitaires, de meubles de cuisine et d’étoffes kitsch supposées évoquer l’Orient. Un point commun néanmoins de ce Bajazet à cette Phèdre : les corps tremblaient là aussi, à dire les vers de Racine.
Ce dernier spectacle laisse penser qu’il faut défaire ce qui est fait, même et surtout ce qui est fait avec le plus grand art, pour rendre au texte toute sa puissance. Sur la scène de Brigitte Jaques-Wajeman, les vers résonnent. Mais ils révèlent que le texte de Racine se suffit à lui-même, aussi plein que le mur de cette scénographie, sans creux dans lesquels s’engouffrer, sans imperfections auxquels s’accrocher. Il appelle à l’incarnation, mais une incarnation qui restera toujours mesurée, aussi charnelle soit-elle, car les personnages sont royaux et que les passions les plus déchaînées restent médiatisées par l’alexandrin. Cette mise en scène ne peut qu’offrir un plaisir de lecteur, de mots, au public – qui paraît ne rien demander de plus. Phèdre est belle et monstrueuse, Thésée terrifiant et touchant, Hippolyte attire la pitié autant que la réserve, Œnone est justifiable autant que condamnable… Mais quoiqu’incarnés avec art, ils restent des êtres de papier, qui procurent des émotions avant tout esthétiques. Pour que le spectacle s’inscrive profondément dans la mémoire spectatrice comme s’y est inscrit le spectacle de Castorf, manquent la circulation des affects et la mise en branle de la pensée, qui impliquent le spectateur, l’extraient de la posture contemplative que peut susciter un bel objet et l’engagent tout entier, au point qu’il ne peut ressortir totalement indemne du théâtre.
F.
Pour en savoir plus sur « Phèdre », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.
Approche concrète, aussi bien quant à la scénographie qu’au traitement du texte! Le final est polémique mais je l’aime, parce qu’il fait état d’une position nette, précise, clairement formulée.