« Tendre et cruel » de Martin Crimp au Théâtre des Abbesses

Brigitte Jaques-Wajeman propose au Théâtre des Abbesses une mise en scène de la tragédie ultramoderne de Martin Crimp, Tendre et cruel. Dans cette pièce de facture classique, l’auteur britannique nous parle de notre époque : de la guerre, du terrorisme, des enfants soldats d’Afrique et de crimes contre l’humanité. Partant de Sophocle, il interroge la frontière ténue qui sépare le héros du meurtrier. Un spectacle passionnant qui invite à la réflexion.

Tendre et cruelDans une suite d’hôtel située près d’un aéroport, une bimbo blonde descendante de Marylin se confie à sa gouvernante. D’abord son amour pour son mari, qui combat le terrorisme, mais ce faisant, l’aggrave, et ensuite son fils et ses insomnies dues à trop d’inactivité. Amélia se souvient également comment la daddy’s girl qu’elle était a été demandée puis donnée en mariage, et comment d’étudiante elle est devenue mère. Ses propos sont un peu superficiels, mais on perçoit déjà une lucidité qui ne fera que s’accroître.

Un soir, alors que son mari est absent, elle reçoit la visite de deux hommes. L’un lui rapporte une victoire du général, l’autre lui amène deux enfants noirs. Ce dernier relate qu’il a été chargé par le général de les confier aux soins de sa femme – preuve irréfutable de son humanité, selon lui. Quand Amélia apprend que la jeune fille, Laela, est l’amante de son mari et qu’il a tué pour elle tout un peuple, elle se souvient d’un filtre chimique capable de ramener son mari à elle.

Dès lors, il ne s’agit plus d’Amélia : elle devient Déjanire, femme d’Héraclès ou Hercule en romain, le héros aux douze travaux, et le filtre est celui du centaure vengeur Nessus. Dans ce flacon mortel réside toute la fiction, la tragédie de Sophocle mais aussi celle de Sénèque. Le mythique, le non-contemporain, l’universel surgissent tout d’un coup, et la démarche de réécriture de Martin Crimp avec.

Les exploits d’Héraclès, le lion de Némée, l’Hydre de Lerne ou encore Cerbère, sont devenus des faits de guerre, des massacres peu glorieux commandés par une puissance occidentale. Dès lors, sa mort, son immolation sur le mont Œta devenue vulgaire arrestation pour crime contre l’humanité, n’est que justice.

L’histoire d’Amélia, délaissée par son mari et forcée de vivre avec son ennemie, fait place à celle du général. Le héros surgit finalement après plusieurs actes et apparaît dans toute son horreur. Son discours incohérent, sa folie mêlée à des éclairs de lucidité, finissent pour de bon à le faire passer pour un meurtrier sans remords.

A travers ces figures, inspirées du mythe antique de la mort d’Héraclès, Crimp nous parle des guerres, de l’esclavage, de la domination des blancs, de l’horreur sans limites et du crime banalisé. La trame originelle se laisse peu entrevoir, contenue toute entière dans le flacon mortel, mais sa relecture à l’aulne de l’Histoire nous fait prendre conscience que le héros que l’on croyait intemporel serait aujourd’hui un monstre.

Cette tragédie contemporaine prend place dans une scénographie elle aussi contemporaine. Dans un loft ultra moderne, un lit trône, lieu de confidences, de cauchemars et de conspirations. Le dehors surgit dans cet espace à travers des images vidéo, projetées en fond. Tantôt elles montrent l’aéroport désigné dans la fiction, tantôt des témoignages d’enfants-soldats sous forme d’images documentaires.

Les contours des personnages sont très nets, notamment ceux d’Amélia et des enfants africains. S’ils renforcent les dichotomies, soulignent les contrastes, on frôle à plusieurs reprises le cliché. Néanmoins Brigitte Jaques-Wajeman maîtrise son art et rappelle sans cesse que dans la fiction la plus lisse et la plus caricaturale, il y a une part de vérité qu’il faut concevoir.

Sans le plaisir de l’illumination de la relecture du mythe, à côté de laquelle on peut totalement passer tant elle est subtile, le spectacle garde tout son intérêt. Il est rare de voir une scène qui nous parle avec autant d’acuité et de crudité de notre actualité et des horreurs qui nous entourent. Ce théâtre contemporain, capable de nous faire prendre un tel recul critique, est une chose précieuse.

F. pour Inferno

Pour en savoir plus sur « Tendre et cruel », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

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