Dans le cadre du Festival 100% qu’organise la Villette, qui réunit plusieurs disciplines, sont invités les metteurs en scène belges Jan Lauwers et Ivo van Hove. Ce dernier présente un autre volet de sa trilogie autour des œuvres de Louis Couperus, auteur néerlandais méconnu au-delà des frontières de son pays : après Les Choses qui passent, présenté à Avignon l’année dernière, le public français découvre désormais The Hidden Force. Pour ce spectacle, Ivo Van Hove s’inspire d’un roman qui porte sur l’histoire coloniale des Pays-Bas, centré sur la figure du Résident. Comme le Consul de Malcolm Lowry dans Au-dessous du volcan, ou le directeur de comptoir Kurtz d’Au cœur des ténèbres de Conrad, ce personnage incarne le choc de deux civilisations et la nécessaire dissolution de l’une dans l’autre – mais pas celle que l’on croit. Pour figurer les contradictions d’Otto van Oudjick, Ivo van Hove entraîne au cœur de la jungle indonésienne, où se déchaînent les éléments et s’évanouissent les repères.
A l’intérieur de la Grande Halle de la Villette, sur la scène, il pleut. Sur la deuxième moitié du plateau recouvert d’un parquet et occupé par un piano à queue, de l’eau tombe, qui d’emblée installe une porosité entre l’intérieur et l’extérieur, une perméabilité. Cette pluie qui accueille le public n’est que la première des nombreuses manipulations de l’élément aquatique qu’ont imaginées Ivo Van Hove et son scénographe Jan Versweyveld pour donner à percevoir sur un mode sensible les enjeux du roman de Couperus. Quand le noir se fait et que les trois écrans qui encadrent la scène donnent à voir des vagues, le sol mouillé les prolonge jusqu’au milieu du plateau. Jouant des textures que permet la présence de l’eau sur scène avec les lumières, le scénographe déplace encore les coordonnées de cet espace d’abord intérieur, qui devient terrasse, puis plage. Cette alliance de la technique et d’éléments concrets évoque le Cœur ténébreux du flamand Guy Cassiers, collègue de van Hove au Toneelgroep Amsterdam. Tous deux partagent le goût des romans de la modernité et l’usage sophistiqué de la vidéo, et la proximité de leur travail est actée par ces deux adaptations, qui chacune à sa façon entraîne au cœur des ténèbres de la colonisation.
Cette scénographie qui aussitôt s’impose place au cœur des questions soulevées par Couperus dans The Hidden Force. Elle souligne grâce à des symboles discrets la rencontre hasardeuse de deux mondes, dont des images d’archive révèlent à la fin l’inévitable échec qu’avait anticipé Couperus : d’une part, les Pays-Bas qui tentent d’imposer leur culture, que signifient le parquet, le piano, la table majestueusement dressée et desservie, les costumes et les robes ; de l’autre, les Indes orientales, leurs tenues traditionnelles, les pas mesurés de ceux qui les porte, leurs bijoux qui tintent, leurs transes aussi, mais surtout la pluie tropicale, l’humidité qui monte de la terre – ici des lattes – les insectes et la jungle. Dans cette terre colonisée, les éléments déferlent, au point que le spectateur peut même recevoir quelques gouttes de ces pluies torrentielles, de la fumée de cette vapeur étouffante, et mêmes des odeurs que véhicule l’humidité. L’expérience pourrait être totalement immersive si eau et fumée ne s’accompagnaient pas d’un froid bien français – ou néerlandais. La scission avec laquelle doivent vivre les colons atteint ainsi jusqu’à la perception du public, encore écartelée par la musique de Harry de Wit qui passe du piano à queue aux percussions, sans transition.
Cette absence de frontière est ce qui caractérise le plus nettement la vie des personnages. Ils vivent dans un monde qui ne relève plus ni des Pays-Bas, ni des Indes. Ils se situent dans un entre-deux qui les coupe de leurs racines et les empêchent de prendre racine. Le Résident est l’incarnation vive de cette impossibilité. Sorte de diplomate qui incarne l’autorité de son pays, il vit depuis assez longtemps sur l’île de Java pour avoir connu le père du Régent. Néanmoins adoption n’est pas absorption. Ainsi, quand le frère du Régent joue à l’excès au point de ne plus pouvoir payer les fonctionnaires de la colonie, Otto se range du côté de du devoir et de la loi, évacuant tout affect, et le démet de ses fonctions. Pleinement investi de sa mission, convaincu du bien-fondé du colonialisme et du bonheur qu’il apporte aux populations indiennes, le Résident affirme ainsi la nécessité de faire régner l’ordre.
Au-delà de son emploi, il ne jure que par la raison. Alors que la domestique de sa maison croit entendre des enfants pleurer le soir dans le jardin, on lui répond que ce sont des chats sauvages. Mais tout ce que le Résident tente de mettre de côté ou de nier parce que cela échappe à son appréhension du monde reflue avec force. Il se trouve confronté à ses propres limites quand les éléments se déchaînent et les superstitions prennent corps. Alors, c’est précisément parce qu’il est conscient de ce qui sommeille, qu’il craint le non-contrôlé, le mystérieux, qu’il campe sur ses positions. Il a beau savoir que son combat pour l’ordre et la clarté est vain, il le mène de manière d’autant plus acharnée qu’il voit poindre l’angoisse suscitée par la conscience d’un monde qui le dépasse – angoisse au cœur des grandes œuvres de la modernité, celles qu’ont écrites Hermann Broch, Malcolm Lowry ou Joseph Roth.
En réalité, le chaos contre lequel Otto se débat ne vient pas que des Indiens, de la jungle, du fond du kampound où se trouve un fils illégitime qui revendique ses origines. Tout est encore histoire de frontières qui n’existent pas : les Colons vivent pieds nus. Eux aussi sont exposés aux forces vives de la terre. Au sein même de la maison du Résident, les passions troublent l’ordre qu’il prétend garantir. Sa deuxième femme – la sensuelle Halina Reijn qui passe du rôle de Mary Stuart à celui de Léonie sans dévier – répond à ses moindres désirs, qu’ils la portent vers son beau-fils, ou vers le fiancé de sa belle-fille. Les rumeurs grondent, les cernent, mais là encore, Otto refuse d’affronter la réalité, se réfugiant dans l’illusion de l’autorité qu’il tente d’exercer. Mais il est mis à rude épreuve quand des phénomènes concrets viennent troubler son monde – des lettres anonymes, puis un miroir qui se brise, une douche de sang, des cafards qui rongent les cordes du piano… Vengeance des indiens qui se montrent solidaires du frère du Régent ou magie des profondeurs qui se manifeste quand on la nie, c’est là ce que l’on ne peut trancher. Le metteur en scène a soin de ne pas chercher à illustrer ces épisodes de manière réaliste : il les situe dans une région obscure, indiscernable, à la frontière là encore inexistante du fantastique et du réel – tandis que le musicien nous ramène à la réalité de la scène, à la situation concrète de cette pluie qui tombe, alors qu’il s’éponge le visage ou balaie les touches de son piano pour en chasser l’eau !
La seule à résister aux passions, à se soumettre véritablement à l’ordre, est Eva. Elle endosse le rôle que la femme du Résident ne joue pas, organisant des réceptions ou des spectacles pour calmer les passions – car le Résident lui-même propose d’avoir recours à l’art quand le protocole diplomatique échoue, esquissant lui-même une sortie vers le non rationnel ! Quand un proche ami lui déclare qu’il l’aime, Eva choisit de rester fidèle à son mari. Sa passion se déporte des hommes aux pays qui façonnent son identité, passant de l’amour à la haine pour l’un ou l’autre alors qu’ils s’entre-détruisent en elle. Elle sera la seule à retourner aux Pays-Bas, à échapper à l’absorption progressive de ce monde qui ne se laisse pas réduire à l’ordre rationnel et qui les fascine tous – Léonie qui danse avec Addy, Doddy qui veut épouser un métis, et finalement, au premier chef, Otto, qui finit retiré avec une troisième femme au fond de la jungle, à récolter l’eau de pluie dans des seaux.
Cette esthétique de la perméabilité contamine jusqu’à la narration. Les scènes ne sont pas nettement délimitées, rendues poreuses entre elle par des effets de présence, des entrées et sorties décalées, des enchaînements tuilés qui sans cesse désignent le trouble dont il est question. Le texte énoncé devient un appui déterminant pour guider au travers de cette œuvre, mis en contre-point par des images puissantes créées grâce à cet élément aquatique incroyablement dompté et par les corps, qui se libèrent à la première occasion de tout ce texte. Parfois même, à l’image de la raison d’Otto, l’ordre du texte est remis en cause, quand les surtitres du lointain sont emportés par la vapeur de la mousson.
Dans ce travail d’adaptation, la virtuosité est telle qu’elle affecte peut-être une dimension aussi cruciale qu’impalpable du roman : la durée. Deux heures de spectacle doivent ici suffire à rendre compte de la mise en échec de la raison par la force des éléments et des traditions. La synthèse est presque trop efficace. De ce monde caractérisé par l’humidité et la chaleur, manquent la langueur, le temps dilué, l’effritement, la lente érosion des corps et des esprits. Le rythme soutenu avec lequel se nouent les scènes paraît plutôt situé du côté des colons. De même, la clarté des dialogues retenus, qui manifestent une grande lucidité des personnages sur eux-mêmes et leurs illusions, en particulier Otto. Cette adaptation presque trop parfaite aurait peut-être gagné à être plus encore contaminée par l’informe du monde qu’elle dépeint.
F.
Pour en savoir plus sur « The Hidden Force », rendez-vous sur le site de la Villette.