« Au-dessous du volcan » de Malcolm Lowry – roman ivre d’une descente aux enfers

Au-dessous du volcan appartient à la famille des grands romans du XXe siècle. Il a l’échelle de l’Ulysse de Joyce, il se situe dans la veine des romans de Conrad, il porte le souvenir de Moby Dick, il partage le goût d’un exotisme crypté avec Paradiso de Lezama Lima et rejoint par de nombreux aspects la Recherche de Proust… C’est l’œuvre d’un auteur anglais à la vie romanesque, tendue entre l’alcool, la littérature, l’amour et les voyages – une vie qui devient matière vive du roman, composé pendant des années, entre 26 ans et la fin de la trentaine, commencé en 1936 et publié en 1947. La somme finalement conçue ne compte que 12 chapitres, comme les douze heures de l’unique journée qu’elle déploie, ou les douze étapes d’un chemin de croix brutalement interrompu. Dans cette œuvre cryptée, dans laquelle chaque détail, chargé d’une valeur symbolique patiemment tissée de chapitre en chapitre, rejaillit sur l’ensemble, Lowry livre le roman ivre d’un Consul du fin fond du Mexique qui perd pied, de ses impossibles retrouvailles avec sa femme, et de son enfoncement progressif jusqu’au cœur du volcan qui le hante.

Au-dessous du volcan trace la trajectoire chaotique d’un Consul de Grande-Bretagne, Geoffrey Firmin, démis des fonctions diplomatiques qu’il exerçait à Quauhnahuac – aussitôt, s’impose le nom de cette ville du Sud du Mexique aux sonorités magiques, qui revient avec d’autres comme une formule incantatoire. Indépendamment de cette situation, autant que du départ de sa femme qui l’a quitté pour un autre, le Consul se noie dans l’alcool, sans jamais perdre le souci d’avoir l’attitude la plus « consulaire » possible, croyant sincèrement tromper son monde lorsqu’il dissimule des bouteilles ou boit en cachette. Cet être atypique est présenté le jour des morts, fête ambivalente au Mexique, qui célèbre la mort autant que la vie, la séparation d’avec les défunts autant que la renaissance, dans un carnaval baroque. Un jour de fête qui correspond précisément au retour de sa femme, Yvonne, un an après leur séparation, et au départ probablement définitif de son frère, Hugh. A trois, ils tentent – en vain – d’empêcher le naufrage qui menace, et s’enfoncent dans la jungle du Mexique, de cantina en cantina.

En préambule de cette dérive, le premier chapitre se présente comme une synthèse de ce qui va suivre. Un an après les faits, le jour des morts de l’année 1939, un bilan est dressé avant même qu’ils n’aient été appréhendés par le lecteur. Le modèle de la tragédie, dans laquelle tout est condamné d’avance, plane. Pour autant, les événements ne sont abordés que depuis le point de vue subjectif de l’amant avec qui a fui Yvonne, Jacques Laruelle ; un Français, un cinéaste, qui avait tout entrevu mais qui, comme tous les autres, n’a rien pu faire pour enrayer la machine infernale. Quoique proche des protagonistes du drame, Laruelle propose une perspective extérieure sur le couple et son satellite, Hugh, se postant comme premier témoin du drame. Ainsi, cette entrée en matière, comme l’ouverture d’un opéra, contient déjà tous les thèmes à venir, tous les motifs qui vont être déployés, et toutes les voix des personnages.

Par la suite, de chapitre en chapitre, de nouveaux points de vue, tout aussi subjectifs, sont déployés : celui d’Yvonne, celui du Consul, celui de Hugh, et à nouveau, celui du Consul, celui de Hugh, celui d’Yvonne, celui de Hugh, celui du Consul, celui d’Yvonne… etc. A partir de cette ronde, se dessine un parcours, rythmé à chaque chapitre par les heures du jour qui passent. La journée s’écoule ainsi, de la gueule de bois du matin à l’ébriété légère, jusqu’à l’ivresse profond de la nuit, qui finit de faire perdre tout repère. Cette progression se double de l’enfoncement dans les profondeurs du pays, de la rue au jardin, du jardin à la fête, de la fête à un village retiré, du village et de son arène à taureaux à la forêt, jusqu’au cœur du volcan. En réalité, il y en a deux, le Popocatepetl et l’Ixtaccihuatl – poésie des noms à nouveau –, mais le premier l’emporte, comme le Consul sur Yvonne dans l’attention qu’on lui prête, du fait de leur incapacité à former un couple à parts égales. A chaque pas, tous s’approchent un peu plus de ce volcan, ombre fantasmée, image paternelle si ce n’est divine, reflet de la conscience torturée du Consul, démon qui veille autant qu’il tente… Le rêve d’ascension d’origine se solde par une chute – mais pas même dans le cratère insondable, sinon dans un piètre ravin.

Au gré des perspectives de l’un ou de l’autre, les trajectoires de chacun sont retracées, au-delà du présent fatal qui s’écoule d’heure en heure. Jacques Laruelle, d’abord, livre des éléments sur l’enfance du Consul, orphelin né aux Indes recueilli en Angleterre dans une famille où les enfants boivent dès le plus jeune âge. Puis il rappelle la mission conradienne du Consul sur un bateau de l’Empire britannique, au cours de laquelle des prisonniers ont fini enfournés… fait indécidable mais dont le cauchemar semble peser sur la vie du Consul – s’il ne cherche pas là un prétexte pour boire plus intensément encore. Hugh quant à lui fait le récit de sa jeunesse en mer et ses rêves de voyage sans cesse déçus – comme le serait probablement son engagement en Espagne s’il répondait à l’appel incessant de la lointaine bataille de l’Ebre qui le hante. Yvonne, enfin, se rappelle ses premières apparitions à l’écran, son premier mariage, sa carrière avortée et l’enfant qu’elle a perdu. Plus proches dans le temps surgissent aussi des réminiscences de la séparation du Consul et d’Yvonne, et de l’année qu’ils ont passée loin l’un de l’autre. Le repentir d’Yvonne d’avoir abandonné le Consul, qui s’exprime par ses lettres d’amour désespérées, à la sincérité désarmante, bute face au silence infrangible du Consul, prisonnier de son ivresse, de sa culpabilité et des voix qui l’habitent. Quoique toujours à portée de main, de regard, de parole, la réconciliation est impossible.

A ces bribes du passé qui refont surface à la faveur de l’alcool, baignées de mélancolie, se mêlent en contrepoint le fantasme d’autres vies. Yvonne, surtout, nourrit l’espoir d’une vie nouvelle avec le Consul, qu’elle projette au Canada, dans une maison en bord de lac, où ils vivraient d’amour et d’eau fraîche, isolés du reste du monde, le Consul s’adonnant au projet d’écriture qu’il annonce depuis longtemps. La rêverie est entêtante, et chaque fois ravivée par des détails des lieux qu’ils traversent. Mais toute échappatoire est condamnée d’avance, les issues qui sont envisagées sont des leurres qui divertissent simplement de l’approche de la chute inévitable.

Par cercles concentriques, de plus en plus étroits, l’enfer de ces êtres se dévoile. Le monde est abordé à leur échelle d’individu, et s’appréhende comme un système de motifs étroitement tissés. De manière significative, le Consul pratique la lecture des signes cabalistiques et se passionne pour l’ésotérisme, tandis qu’Yvonne se prête à la cosmologie et à l’interprétation des mouvements des étoiles et des planètes. L’un comme l’autre, chacun à sa façon, cherche à lire son destin dans le réel, indéchiffrable en même temps que surchargé de symboles entre lesquels ils se déplacent. A chaque chapitre, un parcours, une promenade, une trajectoire structure leurs pensées, le plus souvent pris sur un axe vertical qui les tend entre le haut et le bas – et qui menace de chute. Mais où qu’ils prétendent aller et se perdent, le Consul est guidé par le souvenir de certaines cantinas avec la précision d’une boussole, dans lesquels il trouve des figures surréelles qui peuplent ses ivresses – des vieilles, des musiciens, des enfants…

Dans leurs déambulations, des éléments reviennent comme des mises en garde : l’affiche d’un film à chaque instant retrouvée, une roue de fête foraine, un cheval marqué du chiffre 7, des mains qui se rencontrent ou se ratent, des animaux… Dans d’autres motifs, plus souterrains, c’est l’histoire de l’humanité qui se rejoue. Le jardin du couple devient jardin d’Eden transformé en jungle après la chute, livré aux herbes folles, mais ici moins synonyme de liberté, d’émancipation à l’égard du Dieu créateur, que de désespoir. Ailleurs, c’est l’enfer et ses damnés qui s’inscrivent dans le réel, tentants ou effrayants selon l’humeur.

Dès les premiers verres d’alcool anisé de Jacques Laruelle, dans le premier chapitre, une poétique de l’ivresse se tisse, qui tente de reproduire les multiples troubles de la perception que l’alcool provoque. Des mots entêtants – les lettres d’Yvonne au Consul surtout – reviennent comme des refrains, des bouts de phrases sont lus et relus sans qu’ils réussissent à produire un sens, des documents s’imposent avec précision, des montages grotesques accolent des discours incohérents, des visions sont décrites avec précision avant d’être démenties, des éléments inanimés sont personnifiés… Dans ce monde au statut incertain, des formules magiques, telles que « mescal » ou « Ailas », ont le pouvoir de relancer l’ivresse, de lui donner un nouvel élan pour faire atteindre d’autres formes de lucidité. Car quelle que soit la volonté du Consul, il ne peut s’empêcher de boire ; non pas tant par faiblesse que par besoin, lorsque son corps tremble, lorsqu’il est frappé par un profond abattement quand l’alcool se dissipe. Ce qui le tue est aussi l’antidote dont il a besoin pour survivre, mais l’équilibre qu’impose un tel pharmakon (remède et poison) est impossible à trouver, et à tenir.

A mesure que le Consul s’enivre, le style devient donc de plus en plus heurté, les pensées sont court-circuitées, les constructions s’interrompent à force de tirets – le Consul perd le fil… Mais il n’est pas le seul, les choses étant constamment présentées depuis le chaos d’une âme perdue. Le temps est dilaté, dilué, l’espace perd sa cohérence, se disloque. La vérité, mais aussi la réalité, acquièrent ainsi un statut incertain, il devient difficile de se départir de la vision subjective des événements qui détermine chaque chapitre, aussi peu embrouillée par l’alcool soit-elle. Déterminés par la perspective des personnages, les faits sont mis sur le même plan que les sentiments ou impressions dans le flux de conscience qui s’écoule, et la limite entre les pensées et le discours se fait poreuse. Se dissolvent aussi les frontières qui distinguent l’individu du monde : des ondes, des liens, des fluides esquissent une continuité, les notes d’une harmonie extrêmement fragile.

Quoiqu’à chaque instant un espoir se présente, une issue semble possible, que le lecteur se laisse tromper par l’éventualité d’une vie autre, la fatalité s’abat sans ménagement, et la tragédie annoncée se déroule sans faillir à la prédiction. La machine infernale est imparable. Mais l’alcool en est moins la cause que le symptôme. Ce qui précipite le sort de ces êtres, c’est un insurmontable sentiment de culpabilité – de ne pas aller défendre la liberté en Espagne pour Hugh, d’avoir délaissé le Consul pour Yvonne… Quant au Consul, sa faute reste la plus insondable, énigmatique. Quelques hypothèses se présentent, mais l’origine importe moins que la fuite, l’oubli de soi conscient et recherché, la quête d’un châtiment à laquelle soumet la pulsion d’autodestruction. Pour ce nouvel Adam avide de savoir, pour ce Faust compromis avec le Mal, nul autre destin qu’une lente et prédictible descente aux enfers (catabase), qu’aucun amour, même le plus pur, le plus désespéré, ne peut conjurer. Cette « Divine Comédie ivre » comme la désigne Malcolm Lowry contient finalement la densité d’une vie, la totalité d’un monde fait de multiples obsessions, dont la force s’avère seulement dépassable par la création littéraire, qui transfigure et sublime le mal – pour un temps du moins.

 

F.

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