Après plusieurs années de travaux, le Théâtre de la Ville a rouvert en septembre dernier. Les photographies de la brochure en démontrent l’ampleur et contreviennent au sentiment de familiarité qui saisit le public de retour dans les lieux, alors que les changements sont discrets, dans le foyer comme en salle. Les fauteuils toujours beiges ne claquent plus cependant, il faudra donc aux habitués trouver un autre moyen de manifester leur mécontentement lorsqu’ils partiront ostensiblement au milieu du spectacle. La grande salle accueille en ce mois de novembre une reprise : il y a onze ans, Ivo van Hove créait un diptyque, After the Rehearsal / Persona, à partir de deux courts films d’Ingmar Bergman. À l’invitation d’Éric Bart, programmateur du Printemps des comédiens, le metteur en scène a recréé ce spectacle avec un équipe française au printemps dernier, reconduisant une pratique étrange qu’il avait initiée avec Vu du pont, qui substitue la création en plusieurs langues à la tournée. Ici, la recréation a beau survenir des années plus tard, la scénographie, les éléments de décor et la création sonore sont les mêmes qu’en 2012. Seules les personnes au plateau changent, et ce changement n’est pas mineur, car contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’Ivo van Hove, qui s’est plusieurs fois distingué par des scénographies spectaculaires, ce spectacle repose entièrement sur leur performance. En confiant les rôles de Bergman à des personnes qu’il considère chevronnées, il fait l’économie d’une direction d’acteurs, ainsi que d’une véritable dramaturgie qui donnerait sens à sa démarche.
Le cadre de scène est restreint pour donner à voir un petit espace de répétition. C’est du moins le cadre d’appréhension que pose le titre de l’œuvre de Bergman, car les coordonnées du lieu ne sont pas tout à fait claires : se trouvent sur scène un canapé, de gros spots de lumière, une caméra sur pied, un écran de fortune en papier blanc scotché au mur, un bureau encombré, des consoles de régie et des strapontins en tissus, le long du mur côté cour. L’esthétique est volontairement pauvre, bien loin de celle chatoyante du film de Bergman qui prend plaisir à découvrir les coulisses d’un théâtre, comme il l’a fait dans Fanny et Alexandre. Ici, tout est gris et brut – une table en plastique, un canapé blanc taché… –, rien n’est fait pour séduire le regard. Charles Berling, de l’aventure française de Vu du pont, travaille dans un coin du canapé. Entre Justine Bachelet, mise en valeur par Tamara Al Saadi dans ses deux dernières créations, qui jette son sac par terre sans le voir et se met en quête d’un bracelet qu’elle croit avoir oublié. Les gestes sont grossiers, la situation peu crédible. Mais ce n’est encore rien par rapport au moment où Charles Berling se lève, parle, s’agite, renverse la table, danse de manière frénétique : on se croirait face à du mauvais théâtre privé, dans la connotation la plus péjorative que peut avoir l’expression – expression qui n’est pas factuelle, car il existe du très bon théâtre privé.
Charles Berling dit le texte de Bergman comme un texte, il le joue, de manière ostentatoire. Il révèle bien malgré lui la difficulté de ce rôle, le personnage de Vogler étant à la fois insupportable et touchant, scission émotionnelle fascinante et irritante que provoque Erland Josephson à l’écran, comparable à celle qu’il produit dans Scènes de la vie conjugale. Face à lui, Justine Bachelet essaie sincèrement d’assumer les contradictions d’Anna Egerman, de les suivre jusqu’au bout, et se montre plutôt convaincante. Puis arrive Emmanuelle Bercot, et il faut alors sans doute connaître le film pour comprendre qu’il s’agit d’un flashback donnant à voir une scène similaire qui s’est jouée par le passé entre le metteur en scène et la mère d’Anna. L’ivresse du personnage n’aide pas Emmanuelle Bercot à introduire de la nuance dans ce jeu littéral. Elle amorce une pointe d’ironie quand elle enlève son manteau pour la cinquième fois, après l’avoir remis une cinquième, mais le moment fait exception, et il faut les multiples retournements du scénario de Bergman pour ne pas quitter la salle. Car le scénario tient à peu près tête, malgré les nombreuses déperditions dont il souffre. Après le flou sur le rapport des deux femmes, qui aura compris qu’il y a un doute sur la relation de Vogler et Anna, sur leur éventuelle filiation, tout particulièrement, au moment où Charles Berling s’allongera torse nu sur Justine Bachelet sans laisser planer l’ombre d’une ambiguïté incestueuse, déchargeant la situation de toute tension, de tout malaise, pour la transformer en mauvaise scène de séduction ?
Ce qui pose plus encore question, c’est la démarche même du metteur en scène. Alors que dans Les Damnés, Ivo van Hove ne cessait de questionner le matériau qu’il adaptait – un scénario de Visconti – et travaillait à créer des images puissantes et foncièrement théâtrales, qui en substituaient d’autres à celles du film, ici le scénario de Bergman est simplement pris pour un texte écrit pour le théâtre, qui perd beaucoup de sa singularité, ainsi amené à la scène. Si une caméra est parfois enclenchée pour créer quelques gros plans sur l’acteur et les actrices, elle contribue plus à troubler la nature de la répétition qu’à conférer une dimension visuelle au spectacle. L’approche de la même œuvre par le tg STAN, alors représentés par Frank Vercruyssen et Georgia Scalliet, était autrement plus intéressante en 2013 : le texte était abordé avec une ironie qui mettait à distance et questionnait le comportement odieux du metteur en scène et son rapport d’autorité entretenu avec la jeune actrice. En outre, les artistes avaient pris le parti d’une théâtralité exacerbée, notamment manifestée par le fait que les rôles de la mère et de la fille étaient interprétés par la même actrice. Le pas de côté proposé par cette mise en scène invitait enfin à réfléchir de manière très fine à la singularité du jeu théâtral, par rapport au jeu cinématographique.
Dans le deuxième volet du diptyque d’Ivo van Hove, Persona, les principes adoptés sont les mêmes, mais l’œuvre d’origine impose d’autres problématiques. Les premières images terrifiantes du film laissent place au spectacle de l’effondrement du corps nu et veiné d’Emmanuelle Bercot sur une table d’opération glaciale – image forte, jusqu’à l’arrivée d’Elizabeth Mazev, qui n’a pas l’air de prendre les choses au sérieux dans son rôle de médecin. Disparaît en revanche le paysage de l’île sur laquelle se retirent une actrice qui a perdu sa voix et son infirmière, alors qu’il constitue l’un des personnages principaux de l’œuvre – donnée que met en valeur un film récent de Mia Hansen-Løve, Bergman Island, dans lequel elle imagine un couple de scénaristes venus sur l’île où vécut Bergman pour trouver l’inspiration, scénario tout bergmanien où se mêlent réalité et fiction porté par Vicky Krieps, Tim Roth, Mia Wasikowska et Anders Danielsen Lie. Pour relater la retraite des deux personnages féminins, Ivo van Hove fait s’effondrer les parois de la scénographie première dans un parterre d’eau, vision saisissante, comme celle d’une tempête qu’il crée avec une soufflerie et des jets d’eau depuis les cintres, qui met à l’épreuve les corps des deux actrices et rappelle le puissant The Hidden Force.
Le metteur en scène ne joue cependant pas davantage de cette absence du paysage et s’en remet à nouveau entièrement aux deux actrices, et un peu aussi à la création sonore de Roeland Fernhout qui donne une profondeur temporelle à leur dialogue. Emmanuelle Bercot est désormais muette, mais très expressive, et Justine Bachelet se confie intarissablement malgré elle, en essayant de dompter les dénivelés parfois drus que dessine Bergman. Ce qui pourrait passer pour une magnifique preuve de confiance pour les actrices, un cadeau offert à leur talent, perd cependant son sens quand retentit soudain la voix d’Isabelle Hupper en off pour dire la lettre que la patiente écrit à sa médecin, lettre que la jeune infirmière vit comme une trahison : pourquoi déposséder encore plus Emmanuelle Bercot de sa voix ? pourquoi la réduire à n’être qu’un corps performant, comme le dit Hove ? pourquoi faire surgir le fantôme d’une autre actrice dont la célébrité parasite l’intervention ?
Ces questions ne trouvent pas de réponse dans une dramaturgie ciselée. Le propos que tient le metteur en scène sur le spectacle est d’une vacuité désolante. Après de grandes phrases sur l’art de Bergman qui n’apprennent rien, il justifie le diptyque pourtant stimulant et fécond en disant avoir voulu « confronter deux points de vue sur la place et le rôle de l’art, en particulier du théâtre, dans notre société et dans nos vies », ceci avant de faire un éloge pompeux de la France et de ses présidents qui parfois viennent dans la Cour d’honneur du Palais des Papes… Ces courbettes et manifestations d’admiration superficielle pour des personnalités prennent la place d’une réflexion approfondie sur ces deux œuvres cinématographiques magistrales, et plus encore sur leur misogynie profondément problématique aujourd’hui.
F.
Pour en savoir plus sur « Après la répétition / Persona » rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.