« Humiliés et offensés » de Dostoïevski – raconter, ou revivre

Parmi les œuvres dites de jeunesse de Dostoïevski, s’en trouve une aussi ample que celles de la maturité. Il s’agit d’Humiliés et offensés, roman écrit avant la double rupture que constituent le séjour de Dostoïevski au bagne, raconté dans ses Carnets de la maison morte, et l’écriture des Carnets du sous-sol, son œuvre la plus sombre et la plus pessimiste quant à la nature humaine. Mais si la portée philosophique d’Humiliés et offensés est plus courte, par rapport à Crime et châtiment par exemple, on trouve déjà dans ce roman quelques intuitions profondes qui laissent entrevoir l’abîme qui s’entrouvre au-delà de la veine sociale dans laquelle Dostoïevski s’est engagé depuis Les Pauvres gens. Au cours de longs chapitres, l’œuvre relate un drame amoureux, entremêlé à une tragédie familiale.

Alors qu’il est sur le point de mourir, le narrateur écrit et se souvient. Pour raconter les derniers mois de sa vie, il remonte à sa jeunesse, lorsqu’il était un jeune écrivain qui rencontrait le succès – comme Dostoïevski lui-même, avec sa première œuvre –, et qu’il aimait la fille de ses parents adoptifs. Il se souvient des réticences des parents, qui auraient voulu une situation plus stable que celle d’un artiste pour leur fille, qui leur demandent à tous deux d’attendre un an de plus avant de se marier, pour que lui fasse encore ses preuves, et il se souvient de cet autre garçon, que Natacha a rencontré entre temps. Par la suite, même s’il n’est plus le personnage principal de l’aventure, il continue de se souvenir. Leur histoire, aux nouveaux amants, c’est une sorte de réécriture de Roméo et Juliette. Celui que la fille aime désormais, c’est le fils de l’ennemi juré de son père, de celui qui fait injustement la ruine de sa famille ; humiliation. Malgré cela, Natacha fuit le foyer familial pour vivre son amour avec Aliocha ; offense (à moins que ce ne soit l’inverse). Le titre du roman se situe en effet à l’échelle de ce père, bafoué par son ennemi et par sa propre fille, et dont la rancune est insurmontable, dont l’orgueil l’empêche de pardonner, surtout à sa fille, qu’il suit pourtant à la trace.

Il la suit, et assiste en secret à ses offenses, précisément. Cette fois celles que lui fait subir son fiancé, Aliocha, un être lunatique et influençable, incapable de tenir sa parole et pourtant fou d’amour – mais d’un amour naïf, fragile. Et celles encore du père d’Aliocha, qui souhaite un autre mariage pour son fils, pour s’enrichir, et qui tente donc tout pour le détourner de Natacha. Mais, à l’inverse de son père, Natacha, ancêtre de Katherina Ivanovna dans Les Frères Karamazov, est prête à essuyer toutes les offenses, à pardonner toutes les humiliations, par orgueil, pour se grandir chaque fois un peu plus dans sa magnanimité et son amour tout fait d’abnégation. Elle le gracie donc à tous les coups, qu’Aliocha ait cédé aux filles que son père lui présente, ou que pire, il tombe amoureux de la fiancée qu’on lui destine – d’autant plus difficile à délaisser qu’elle a une grandeur d’âme inouïe, et qu’elle la première, elle désapprouve cette situation et est prête à renoncer à tout pour respecter l’amour de Natacha.

Au milieu d’eux tous, aux premières loges, se tient le narrateur-écrivain. Il a beau aimer Natacha – ou précisément parce qu’il l’aime et qu’il veut par-dessus tout son bonheur, comme le narrateur des Nuits blanches, ou comme Mychkine dans L’Idiot – il se fait son confident et celui d’Aliocha. Il est aussi témoin de toutes les scènes-clés de ce drame, condamné à l’impasse, et joue les médiateurs, entre les amants, et entre les enfants et leurs parents. Tous lui accordent une confiance telle qu’il devient pivot de l’histoire, alors qu’il en est plus spectateur qu’acteur. Son empressement auprès de chacun est d’autant plus spectaculaire que lui, de son côté, vit aussi une histoire étrange. Par hasard, il a assisté un soir à la mort en pleine rue d’un vieil homme, dont il a fini par occuper le logement. Parce qu’il vivait chez le défunt, il a rencontré sa petite-fille, une jeune adolescente, qui l’a intrigué et dont il a exhumé l’histoire à force d’insistance et d’enquêtes.

Dostoïevski, comme souvent, tisse en marge de l’histoire principale, une intrigue secondaire. Toutes deux semblent éloignées au départ, mais la mineure offre en réalité une autre perspective sur la majeure, elle produit un effet miroir et reflète la première, par des chemins de traverse. Les directions apparemment opposées des lignes qu’elles tracent se révèlent proches, et petit à petit, sans en avoir l’air, les liens se tissent, jusqu’à former un nœud étroit, serré, qui constitue le final commun de l’œuvre.

Quoiqu’au centre des deux intrigues, le narrateur nourrit l’effet de distance. Le désordre de sa narration, l’importance qu’il accorde aux bruits, aux rumeurs qui entourent chaque événement, la description de ses pressentiments qui font frôler le fantastique, son insistance sur les hasards et l’impression extraordinaire qu’ils ont sur lui produisent un effet de suspens, comme si, plutôt que de raconter, il revivait chaque scène, une seconde après l’autre, sans dominer l’ensemble après coup. A cela s’ajoutent encore les innombrables annonces de nouvelles incroyables, surprenantes, assourdissantes – dont la révélation paraît chaque fois mineure par contraste –, qui aggravent encore l’inquiétude du narrateur qui court d’un lieu à l’autre, et son angoisse face aux catastrophes qui menacent de se produire. Mais de catastrophes, en réalité, il en survient peu. La situation est au contraire remarquable par son immobilisme, la paralysie de chacun dans sa posture. Alors que le narrateur prétend ainsi nous tenir en haleine, il a soin de reconstituer chaque dialogue dans le détail, et de décortiquer chaque émotion, de lui rendre sa pureté originelle, donnant ainsi à cette histoire qui se déroule sur une période de temps relativement resserrée l’impression de dilution que produit l’intensité du présent.

Dans cette tension créée entre l’urgence et le déploiement, qui soutient chaque instant de la lecture, quelques pages se distinguent tout particulièrement. Dostoïevski, par l’entremise du narrateur, donne sa voix au malheur avec les tirades du vieux père blessé dans sa fierté. Ailleurs, retentit celle de l’ami du narrateur, le détective un peu louche Masloboïev, qui pratique le funambulisme quand il prétend révéler des choses tout en cherchant à brouiller les pistes pour masquer les détails annexes. Mais plus encore, dans ce roman déjà, on trouve la préfiguration de tous les hommes du souterrain à venir, les Svidrigaïlov, Stavroguine et autres, avec la figure du père d’Aliocha, le prince. Au cours d’une scène extraordinaire, il s’abaisse devant le narrateur, fait la grimace comme dit Dostoïevski, et montre comme il se complaît dans son vice, comme il trouve du plaisir dans la souffrance, pour humilier son interlocuteur. Avec cet être aussi immonde que fascinant, Dostoïevski révèle une part de l’homme qu’il entrevoit déjà, à laquelle il accordera une place de plus en plus importante, tandis qu’il lui s’efforcera en même temps de lui opposer d’autres êtres de lumière, de plus en plus purs de Sonia Marméladova au prince Mychkine et Aliocha Karamazov.

 

F.

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