« Les Carnets de la maison morte » de Dostoïevski – récits du bagne

Dans les Carnets de la maison morte, Dostoïevski rend compte de son séjour au bagne, alors qu’il a été déporté pendant quatre ans dans le camp d’Omsk, en Sibérie, pour des raisons politiques. De son expérience, il fait un récit qui oscille entre la fiction, le témoignage et le reportage journalistique, et qui rend finalement moins compte de son vécu que de ses découvertes en détention – découvertes essentiellement humaines qui vont irriguer toutes ses œuvres par la suite.

Carnets de la maison morteDostoïevski a beau avoir commencé à écrire ses Carnets alors qu’il était encore prisonnier, ceux-ci ne prennent pas la forme d’un journal qui rendrait compte de ses impressions au jour le jour. D’emblée, il impose un cadre fictionnel à ce pan de son autobiographie, en faisant précéder les « carnets » d’un chapitre liminaire, relatant leur découverte par un éditeur suite à la mort d’un homme qu’il a connu de son vivant et dont il n’a jamais pu percer le mystère avant de lire ces pages. Reprenant le subterfuge du manuscrit retrouvé, particulièrement répandu au XVIIIe siècle, l’auteur prétend se décharger de la responsabilité de cette œuvre, qu’il dit ne faire que publier. Néanmoins, la véritable source de ces écrits resurgit par la suite discrètement dans les notes de bas de page, signées par Dostoïevski lui-même, qui révèlent une continuité parfaite entre le texte et le paratexte.

Les carnets n’ayant pas été commencés le jour de l’arrivée du détenu Alexandre Pétrovitch Goriantchikov au bagne, la narration est nécessairement postérieure aux événements qu’il relate. Mais si ses notes reviennent sur son entrée et s’étendent jusqu’à la sortie, le récit de son séjour est loin d’être chronologique. Après avoir pris le temps de rassembler ses premières impressions, qui l’ont particulièrement marqué, puis de raconter les premiers mois de sa nouvelle vie, toute forme de continuité ou de durée est abandonnée, annulée par la répétition inlassable du même, pas même ressassée tellement elle est peu créatrice, voire destructrice. De fait, seules les saisons et les célébrations annuelles rythment le quotidien, font resurgir le sentiment d’une temporalité par ailleurs annihilée pour les bagnards, qui ne vivent que de l’espoir de sortir, qui réduisent les jours à des chiffres pour en faire le décompte. La douleur de ne voir jamais prendre fin le châtiment plus ou moins long imposé à chacun n’est dès lors exprimée qu’en creux, par cette absence de structure précisément, trahie par les effets d’annonce et de redites.

Pour rendre compte de la réalité du bagne, le narrateur entreprend donc d’en saisir les traits les plus saillants, alternant entre généralités et anecdotes. Il révèle ainsi la vie des prisonniers, leurs fers, leurs travaux, leurs repas, leurs séjours à l’hôpital, mais aussi les rapports humains qu’occasionnent cette vie, les fonctionnements souterrains de la prison – pour y faire entrer de l’alcool par exemple –, ou le pouvoir de l’argent dans cette microsociété, en marge de la vraie quoique calquée sur elle. Ses remarques surgissent à l’occasion du récit de grands événements qui animent la vie du bagne, comme celui du bain annuel, occasion d’une peinture saisissante des corps noirs et suants des bagnards dans le clair-obscur et l’étuve des bains, qui n’est pas sans évoquer des pages de Dante ou Zola. Les fêtes religieuses constituent elles aussi des épisodes notables de la vie du bagne, comme, à moindre échelle, les colères du major, l’achat d’un nouveau cheval pour le transport de l’eau, ou encore, de façon non-officielle, les tentatives de soulèvement collectif ou d’évasion. Tous extraient du jour le jour car ils deviennent moments de partage, d’échange, d’enthousiasme ou de colère, de vibration, qui ne peuvent être provoquées le reste du temps que par l’ingurgitation d’alcool.

Souvenirs de la maison morte - FolioTraversant ces événements en spectateur, le narrateur, dont les talents sont ceux de Dostoïevski, porte un regard perçant sur ses camarades et met au jour leurs qualités. Il révèle ainsi leur art de la feinte, de la comédie, de la mise en récit et en scène – art qui atteint son sommet lors de la représentation organisée à l’occasion des fêtes de la fin d’année. Goriantchikov voit sur le plateau improvisé le talent de plusieurs d’entre eux s’épanouir, tout en s’extasiant du spectacle offert par les spectateurs, émerveillés, revenus à l’état d’enfance, le plus pur, caractérisé par une insouciance exceptionnelle qui touche même les plus durs et les plus renfrognés des détenus. C’est précisément parce que l’auteur s’efforce de dégager l’humain dans chaque bagnard qu’André Markowicz a choisi de traduire le titre russe Carnets de la maison morte, plutôt que Souvenirs de la maison des morts.

Cette humanité que le narrateur révèle chez ses pairs, il en rend compte aussi en faisant leur portrait. Chaque fois, il souligne le contraste extraordinaire entre l’homme qu’il côtoie et le terrible geste qui l’a conduit au bagne, entre sa bonté presque sainte et la trivialité inexplicable de son crime. Mais au-delà de ces contradictions irréductibles, les histoires qu’il collecte au gré de ses rencontres sont brutes, pleines de passions et de désirs de vengeance, mais non encore déployées de façon romanesque. Le lecteur de Dostoïevski croit voir là le ferment de ses drames à venir, apercevant des doubles de Fiodor ou de Dmitri Karamazov, de Raskolnikov, de Svidrigaïlov, mais aussi de Zossime ou Aliocha. Parmi la foule des prisonniers où sont représentées toutes les régions de Russie, le narrateur dégage des types différemment selon leur milieu, leur enfance, leurs caractères ou leur crime.

Parmi eux, le « je » qui nous guide, déroute. Le personnage créé par Dostoïevski, Alexandre Pétrovitch Goriantchikov, est, contrairement à ses camarades sans relief, sans histoire. On ne sait quasiment rien de lui, si ce n’est qu’il est noble – ce dont il souffre, car il ne peut jouir de la fraternité instinctive qui s’établit entre les gens du peuple, qui mettent à l’écart ceux qui n’en sont pas. Même les raisons de son enfermement resteront inconnues, et ceci parce que sans cesse le narrateur se positionne en retrait, adopte le recul du témoin, qui vit les événements, rend compte de cette réalité bien particulière, mais ne s’accorde que rarement le droit de s’épancher. De façon symptomatique, il ne donne jamais à entendre sa propre voix, réservant l’usage du discours direct au parler des bagnards, riche d’expressions, singulier par ses rythmes et sa syntaxe plus encore que par son vocabulaire. Cette écriture qui cherche à rendre compte de l’oralité dans toutes ses facettes semble elle aussi livrer les prémisses des dialogues si marquants de ses œuvres futures.

Souvenirs de la maison des morts - ldpCe je sans cesse fuyant s’impose néanmoins quand il délaisse le récit au passé pour prendre position au présent. Le lecteur découvre alors le Dostoïevski bientôt journaliste, déjà engagé, qui dénonce les conditions de détention et les absurdités imposées par le règlement pénitentiaire ou qui clame l’importance de l’humain dans les rapports hiérarchiques. Dans ces moments-là, l’œuvre prend la forme d’un reportage sur le bagne et sur le peuple, défendu pour sa simplicité et sa sagesse inégalable, et la difficulté de raconter souvent invoquée, ajoutée au sentiment de la vanité de ce récit, laisse alors place au pamphlet qui s’impose de lui-même.

Ainsi, l’œuvre, aussi brute que la réalité qu’elle décrit, si elle prend l’allure d’une fiction par son cadre liminaire, est davantage à lire comme en effet un ensemble de carnets, à valeur presque documentaire. L’absence de stylisation apparaît jusqu’au dernier moment, dans le récit sec et factuel de la sortie du bagne, pourtant tant espérée. Finalement, c’est comme si une telle matière ne se prêtait pas à une quelconque mise en fiction, comme si cette réalité trop grave et trop douloureuse ne pouvait prendre place dans un roman, car même quelques années plus tard, quand Dostoïevski écrira Crime et châtiment et qu’il achèvera l’œuvre avec le séjour au bagne de Raskolnikov, l’épisode sera nettement inspiré de son expérience mais il n’en restera que des bribes, des annotations, extrêmement denses mais elliptiques.

F.

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