« Les Carnets du sous-sol » de Dostoïevski

Avant Crime et Châtiment, avant Le Joueur, L’Idiot, Les Démons ou encore Les Frères Karamazov, qui assureront un à un sa postérité, Dostoïevski a écrit une œuvre singulière, différente des grands romans qui lui succèdent par son format même, mais qui met déjà en place quelques-unes de leurs problématiques majeures. Les Carnets du sous-sol paraissent juste après Souvenirs de la maison morte, et donc peu après le retour de l’auteur du bagne, qui l’a profondément marqué. L’œuvre, constituée de deux parties, livre une vision profondément pessimiste de la condition humaine, en donnant à entendre un être désespéré, vaincu par sa lucidité et sa conscience du mal.

Carnets du sous-sol« Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant ». C’est avec cette double affirmation que commence le narrateur, qui a entrepris de se confier dans un journal intime non destiné à la publication. Bien que retiré du monde, reclus dans un sous-sol, cet homme seul qui n’écrit que pour lui-même s’adresse à un lecteur imaginaire, à des « Messieurs » chargés de lui donner la réplique, assimilés aux lecteurs – comme le « vous » auquel se confesse le narrateur de La Chute de Camus, qui met lui aussi en accusation l’humanité tout entière et porte un regard désabusé sur le monde, suite à son auto-condamnation. Ainsi, alors que l’homme du souterrain expose sa vision de la vie, défaitiste, résignée, cette autre voix qu’il fait entendre lui en oppose une raisonnable, soutenue par la foi en l’homme et en le progrès. Néanmoins, loin de le faire changer d’opinion, ces arguments viennent enflammer son discours et encourager son développement.

En amont de l’œuvre, un avertissement indique que ce personnage – qu’il est nécessaire de dissocier de l’auteur nous dit-on – représente toute une génération d’hommes russes de la fin du XIXe siècle. Il incarne la défiance à l’égard du progrès, incapable de résoudre le mystère humain, et plus encore, la torture causée par la question insoluble du mal. L’un et l’autre sentiments animent en effet le narrateur, et le conduisent à une mise en doute métaphysique de la vie, déconstruite dans ses fondements les plus sûrs d’apparence, tels que deux et deux font quatre. Plus encore, ébranlant toute certitude, le personnage refuse même l’incertitude, pris dans une position insoluble qui le déchire. S’affirme alors un homme sans qualités, paralysé par l’hésitation et l’instabilité des valeurs.

Ainsi, loin de bâtir un quelconque système, qui serait alors proche de la pensée nihiliste, le narrateur va jusqu’à détruire son propre discours, en le désamorçant à de multiples reprises. Il avoue donc son hypocrisie, ses manières, le caractère factice de sa mise en scène, de son dialogue, et ce faisant décrédibilise tout son propos, met en jeu sa fiabilité et en cause le pacte de lecture. Plus encore, l’instabilité de son ton, rendue au plus près par la traduction d’André Markowicz, perturbe la perception du personnage pour le lecteur, qui passe en un clin d’œil du dégoût à l’empathie, et de l’empathie au malaise.

L'esprit souterrain - DostL’expression de sa souffrance ne se limite pas à ce propos abstrait, philosophique, mais s’épanouit dans une seconde partie, avec le récit de souvenirs de jeunesse, réunis sous le titre « Sur la neige mouillée ». A vingt ans d’écart, il est le même ou presque, à peine moins assuré dans sa haine. Il est découvert à quatre occasions, qui révèlent chacune une facette de son être : face à un homme qui l’a humilié et qu’il veut offenser en retour, au sein d’un groupe de vieux amis qui le tournent en dérision et qui font naître son désir de vengeance, dans les bras d’une prostituée qu’il fait mine de vouloir sauver, ou soumis à son valet Apollon, qu’il exècre mais dont il ne peut se séparer.

Ce qui est chaque fois en jeu dans ces confrontations humaines est un rapport conflictuel, dialectique, qui sans cesse se renverse selon les termes d’un roman précédent, Humiliés et Offensés. Orgueilleux et fier dans l’intimité, le petit fonctionnaire recherche l’estime de ceux qu’il méprise et qui le méprisent quand il est confronté à eux. Mais incapable de leur plaire, ni même de provoquer un duel ou d’assumer un affrontement seulement verbal, il se venge sur une pauvre jeune fille, Lisa, plus faible que lui, et l’humilie pour oublier sa propre humiliation. Pis encore, quand se présente à lui la possibilité de se sauver en la sauvant, il libère toute la violence et la cruauté qu’il a accumulées et se condamne à un désespoir perpétuel.

Car cet être torturé dans son rapport à l’autre est animé par les lectures dans lesquelles il se réfugie. Elles lui inspirent des sentiments puissants qui sont pourtant feints et lui font porter des masques qui le déforment, qui l’enferment dans le mensonge et l’hypocrisie, et combattent sa propre volonté. Il est ainsi entraîné à contrecœur dans chacune des situations dans lesquelles il se perd, et agit malgré lui, à tout instant, conscient de ce qu’il aurait fallu faire ou de ce qu’il aurait fallu éviter dans une autre mise en scène de lui-même, qui aurait été peut-être plus sincère, du moins plus convenable.

Notes d'un souterrainUne voix étrangère, assimilable à l’auteur ou à l’éditeur, vient mettre fin à ce déballage de pensées, à cette logorrhée qui ne peut s’arrêter. Mais la conclusion d’un parcours aussi chaotique est inutile, car elle se trouve dans la première partie de l’œuvre, dans le monologue de celui qui a renoncé pour de bon au monde en s’enfermant dans un sous-sol, ressassant ses souvenirs et ses idées jusqu’à devenir schizophrène pour mieux se convaincre lui-même. L’une et l’autre partie s’éclairent donc mutuellement, donnant à voir deux versions du même homme, dans le discours puis dans l’action, confronté au monde puis y ayant renoncé. Mais aussi grande la lucidité de l’homme sur lui-même soit-elle, sa complaisance est invincible, rien ne peut venir à bout de sa méchanceté et de sa haine – qui ne sont rien d’autre que le fruit de sa faiblesse –, et rien ne peut l’extraire de la déchéance dans laquelle il est pris – pas même la solitude, insoutenable.

Cette œuvre de Dostoïevski est grave, l’humour qui s’y trouve parfois sombre, et le constat profondément pessimiste. L’homme russe du XIXe siècle y est montré comme condamné au désespoir, victime de sa conscience trop aigüe, prisonnier de sa haine, dans un roman qui se limite à cette démonstration et ne laisse aucune place à l’espoir. Par la suite, cette figure hante tous les grands romans de l’auteur, mais mise en balance par d’autres et prise dans une fiction plus ample, qui dilue sa puissance dévastatrice.

F.

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