« Les Nuits blanches » de Dostoïevski – Fulgurance

Au début de sa carrière, une fois sa réputation acquise mais peu avant l’expérience radicale qu’a constitué le bagne, Dostoïevski écrit des nouvelles, des courts récits qui contiennent en quelques pages de la densité de ses romans composés de plusieurs livres et publiés en plusieurs tomes. Les Nuits blanches, c’est une histoire d’amour fulgurante, qui se déroule sur cinq jours et donne autant à vivre et à penser qu’une histoire de dix ans – d’autant plus qu’elle a duré quatre nuits justement.

Les Nuits blanches - DLa nouvelle dont le sous-titre est « Roman sentimental (Extraits des souvenirs d’un rêveur) », se désigne d’emblée comme un conte : « C’était une nuit de conte, ami lecteur, une de ces nuits qui ne peuvent guère survenir que dans notre jeunesse ». Le narrateur se souvient et écrit à la première personne, avec le recul apporté par l’âge et en même temps la vivacité du souvenir encore présent, qui hante et ne peut libérer son porteur que par l’écriture, par la mise en forme et à distance par les mots. Le regard est donc double, ému et rieur. L’homme porte sur lui-même un regard critique, il se moque de sa naïveté, de son aveuglement, pour se prémunir de tout sentimentalisme larmoyant. Car les sentiments en jeu sont si forts que le récit postérieur prend parfois la forme du journal intime, de l’écriture au jour le jour qui substitue au passé le présent de l’émotion revécue et à la narration le dialogue reconstitué dans les moindres détails, dans ses moindres intonations, devenues si précieuses – et pourtant dérisoires. C’est donc cette ambivalence qui va présider à l’écriture, à la conduite de ce récit, à la reconstitution de ce passé qui n’est jamais devenu avenir.

Une nuit, donc, une rencontre, sur un pont de Pétersbourg qui enjambe la Néva. Une jeune fille dont le narrateur devient le chevalier servant par un concours de circonstances fortuit, un dialogue désinhibé suite à un ébranlement intérieur et finalement un rendez-vous le lendemain, pour poursuivre le dialogue entamé, ou le recommencer pour que la rencontre se rejoue dans les règles de l’art. Mais avant même cette rencontre, avant même les présentations officielles, le narrateur en en posant le cadre, livre déjà une partie de ce qu’il est.

Les Nuits blanches - folio2Il est un de ces êtres solitaires à l’écoute de la ville et de ses moindres frémissements, si en marge des autres et si attentif à leurs mouvements qu’il peut être troublé – véritablement troublé – par les départs à la campagne des habitants de la ville, en plein cœur de l’été. Un de ces êtres qui fait des maisons ses amies, qui dialogue avec elles, alors qu’il n’a quasiment jamais parlé à un de ses pairs. Un rêveur qui vit à partir du moment où il a quitté son travail pour se retirer dans son pauvre logis, habité par toute une littérature romantique qui lui fait vivre des aventures extraordinaires. Un pauvre hère à la Bernardo Soares enfin, qui en est réduit à fêter l’anniversaire de ses sensations et à se raconter à lui-même sa propre vie, au point que le jour où il livre en effet l’histoire de son existence, il récite son texte comme un acteur de théâtre en parlant de lui à la troisième personne, respectant la structure compliquée des phrases qu’il a conçues et modifiées des centaines de fois dans l’espoir de les dire un jour.

A l’inverse, celle qu’il rencontre, qui se présente déjà à lui par son surnom le plus intime, Natenska, parle une langue plus brute, qui accepte de buter pour être au plus proche de la vie et des sensations qui l’habitent et débordent d’elle, jusqu’à déranger sa syntaxe. Elle aussi appartient au monde du conte, elle aussi est une rêveuse – mais elle est contrainte à la rêverie par sa grand-mère aveugle qui l’a épinglée à sa robe pour la garder près d’elle (épinglée, oui, robe à robe). L’un comme l’autre sont portés à l’amour par leurs rêves, ils le vivent entièrement avant même d’avoir rencontré quelqu’un à qui le porter et sont de ceux qui font dire à La Rochefoucauld « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ». Ils se ressemblent donc et devraient se correspondre, trouver l’un en l’autre le moyen d’incarner le sentiment fantôme qui les habite, afin de proposer une issue heureuse à l’histoire.

Mais – car Dostoïevski n’est pas là pour écrire des contes de fées, même avant son expérience du bagne – mais… l’ombre d’un tiers plane. Et le narrateur est si bon, si dévoué à celle qui lui en a plus fait vivre en une nuit que tous les jours de sa vie réunis, qu’il est prêt à entendre toutes les confidences amoureuses de Natenska. Il écoute donc l’histoire du locataire qu’elle n’avait même pas remarqué avant que sa grand-mère méfiante lui signale qu’il pourrait être beau puisqu’il est jeune, celui qui a voulu désépingler la jeune fille pour l’emmener à l’opéra et qui lui a promis de revenir l’épouser après un an et qu’elle attend depuis quelques jours – depuis justement qu’elle a rencontré le narrateur. Il écoute et vit à travers elle son histoire, devenant conseiller, œuvrant contre son rival à la réunion des deux protagonistes de cette nouvelle histoire. On trouve là une illustration de la jalousie si singulière des personnages de Dostoïevski qu’avait identifiée Gide : une jalousie dépourvue de haine, de toute concurrence ou de désir de vengeance, une jalousie simplement caractérisée par une souffrance silencieuse, capable de supporter l’existence de l’autre et même de jouir de son amitié, voire de compatir à sa souffrance à lui, si semblable à la sienne – comme le lien qui unit Rogojine et le Prince dans L’Idiot.

Les Nuits blanches - folioMais d’une nuit à l’autre – quatre en tout, sur cinq jours, plus un matin, un peu plus tard – les sentiments s’emballent. Natenska qui ignore ce qu’est l’amour, qui le confond avec la compassion, la pitié et la reconnaissance, désespère et se dit prête à aimer le narrateur puisque son amant ne revient pas, même prête à apprendre à désaimer le premier pour rendre justice à l’amour du second, et au moment où s’ouvre l’espoir, où le rêve devient palpable, où le conditionnel devient futur – tout s’effondre, d’un souffle, et l’hésitation, le déchirement entre l’un et l’autre n’est pas long. Et il ne reste alors au narrateur qu’à repartir dans sa chambre aux toiles d’araignées, avec ces quelques nuits pas même vraiment blanches qui pourront donner matière à rêver pour un long temps, pour une vie, car la béatitude atteinte devrait largement suffire pour tous les jours restants… Non ? C’est du moins là le moyen de se consoler une fois retrouvée la solitude.

Une fulgurance, donc (du latin fulgurar, lancer des éclairs), un éclair qui brille d’autant plus que la pupille en reste marquée, même après sa disparition. Un conte trop joliment composé pour y croire, d’une simplicité douteuse, qui fait pressentir le drame, car le happy ending ne s’est jamais vu chez Dostoïevski, que le bonheur absolu est indissociable du désespoir le plus profond dans ses œuvres, et que c’est précisément dans ce passage-là, qui est presque concomitance, que se révèle toute l’étendue de l’âme humaine, toute la vérité de l’homme. Un souvenir de rêveur d’autant plus puissant qu’il n’a jamais été le début d’une histoire, d’une vie, mais qu’il est resté circonscrit dans le temps, qu’il n’a pas même pu se faner, perdre en puissance, qu’il a peu à peu pris l’allure d’un rêve lui aussi, qu’il s’est confondu avec les autres rêveries, avec simplement plus de détails pour le faire durer plus longtemps… Mais avec le recul, domine finalement moins la tristesse et l’amertume que la désillusion encore naissante qui s’affirme pleinement après l’arrestation de Dostoïevski, un an plus tard.

F.

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