Étiquette : histoire

« Et le coeur fume encore » de Margaux Eskenazi et Alice Carré au TGP – le présent depuis l’Histoire, l’Histoire depuis l’intime

La compagnie Nova, qui a commencé il y a quelques années avec des mises en scène d’œuvre classiques (Hernani, Richard III), présente au TGP sa dernière création, Et le cœur fume encore, spectacle présenté et remarqué dans le Off du Festival d’Avignon 2019. Il s’agit du deuxième volet d’un diptyque intitulé « Ecrire en pays dominé », amorcé en 2016 avec Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Dans ces deux opus, la compagnie garde un lien fort avec la littérature, mais ses membres la mobilisent cette fois pour aborder certains pans de la réalité contemporaine française, que leur suggère leur expérience intime. Après avoir réfléchi au métissage des langues dont ils ont hérité, imprégnés de textes d’Aimé Césaire, Senghor et d’autres, ils s’attaquent dans Et le cœur fume encore à la mémoire de la guerre d’Algérie. Outre leurs histoires personnelles, l’impulsion leur est donnée par Kateb Yacine, grand auteur de la décolonisation, à qui ils empruntent un vers pour le titre de leur spectacle. Un vaste travail de collecte d’archives et de témoignages recueillis auprès de leurs proches, mené par Margaux Eskenazi et Alice Carré, leur a permis de reconstituer certains épisodes de la guerre d’indépendance algérienne, et de tisser une réflexion sur ses formes de permanences dans la société actuelle.
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« Onéguine » d’après Pouchkine, mis en scène par Jean Bellorini, au TGP – des mondes à partir de quelques mots

Le Théâtre Gérard Philipe ouvre sa saison avec Un Conte de Noël de Julie Deliquet, nouvelle directrice des lieux, mais aussi avec la reprise d'Onéguine, spectacle créé il y a un an et demi au même endroit par Jean Bellorini, son prédécesseur. Onéguine s’inscrit dans la continuité des précédents spectacles de Bellorini, et tout particulièrement de ses Karamazov d’après Dostoïevski (spectacle créé à Avignon en 2016). D’abord parce que Pouchkine, poète du XIXe siècle, est une référence déterminante dans la littérature et la culture russe, et que Dostoïevski lui a rendu hommage dans un discours célèbre peu avant sa mort. Ensuite parce que l’œuvre la plus connue de Pouchkine, Eugène Onéguine a récemment été retraduite par André Markowicz, traducteur de référence de Dostoïevski aujourd’hui, qui a réussi la gageure de traduire ce roman écrit en vers en octosyllabes rimés. Pour amener sur scène ce texte qui transcende les genres, qui se situe au carrefour du roman, de la poésie, et peut-être même du théâtre, Bellorini a conçu un dispositif qui place en son cœur l’écoute – celle d’une histoire, et celle d’une langue poétique.
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« La Montagne magique » de Thomas Mann – une expérience du temps

Quelques mois après la publication de La Mort à Venise, nouvelle d’une centaine de pages que Luchino Visconti a rendu célèbre en l’adaptant au cinéma, Thomas Mann se lance dans un nouveau chantier qui l’occupera près de dix ans, La Montagne magique. Il commence l’écriture de cet ample roman de près de 1000 pages en 1913, à la veille du premier conflit mondial du début du XXe siècle. Mais s’il choisit pour arrière-plan de son œuvre le monde dans lequel il vit, il ne mentionne l’actualité brûlante dont il est le témoin que dans le tout dernier chapitre. Le récit qu’il déploie, qui relate la vie de pensionnaires retirés dans un sanatorium en haute montagne, se tient en effet à distance du « monde d’en bas » et des bouleversements qui s’y préparent. Plutôt que de s’efforcer de penser directement les événements de son époque, Thomas Mann mène dans cette œuvre une réflexion sur le temps, qui, de manière inattendue, finit par ramener à l’Histoire.
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« Lucy in the sky est décédée » de Bérangère Jannelle au TGP – spectacle romanesque

Au Théâtre Gérard-Philipe, Bérangère Jannelle présente actuellement Lucy in the sky est décédée. Un titre énigmatique pour un spectacle dont la conclusion est justement l’énigme, celle à laquelle se confrontent les vivants et que les morts arrivent à peine à dissiper. Dans le texte de présentation publié sur le site du théâtre, la création est présentée comme « un conte moderne, une chronique à la fois documentée et fabulée de la naissance du monde contemporain, depuis la découverte de Lucy en 1974 et le premier grand choc pétrolier jusqu’à aujourd’hui ». Le programme paraît ambitieux, peut-être même un peu grandiloquent, mais dès la lecture de ce texte, une attirance prend forme, fondée sur un propos qui sort du commun et qui promet d’enrichir, et sur les bribes d’une histoire qui intriguent. L’intuition première se révèle juste : l’articulation de savoirs et d’une fiction emporte, tandis que le caractère réflexif du spectacle annoncé a finalement la discrétion et la distinction d’une métaphore. L’œuvre procure une expérience de type romanesque au spectateur, qui invite à l’appréhender à travers les catégories de ce genre.
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« Un conte de Noël » mis en scène par Julie Deliquet aux Ateliers Berthier – un spectacle « sur rien »

Après Brecht, Tchekhov et Ingmar Bergman, Julie Deliquet s’approprie pour son dernier spectacle un scénario d’Arnaud Desplechin, Un conte de Noël. Ses choix la rapprochent progressivement de notre époque, de la fin du XIXe à 2008, date de la sortie du film. Mais aussi étendues ses recherches soient-elles, Deliquet en revient toujours à la même chose : de longs plans-séquences au sein de familles réunies autour de grandes tablées pour s’écharper, se déchirer, s’aimer et rire ensemble. Son adaptation de Fanny et Alexandre se distingue néanmoins au sein du corpus qu’elle constitue, car ce scénario lui permettait de tendre à la troupe de la Comédie Française un miroir lui renvoyant un reflet brillant, qui mettait le jeu à l’honneur. Avec Un conte de Noël, Deliquet essaie de retrouver cet effet miroir, grâce à des personnages en lien avec le théâtre, et l’improvisation d’un spectacle un soir de Noël. Mais ce qui reste au centre ici, c’est le thème de la famille, et l’ambition de cette adaptation semble alors de faire, comme Flaubert le voulait en littérature, un spectacle « sur rien ».
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« GRANMA. Les trombones de La Havane » du Rimini Protokoll – partie de béisbol entre deux générations et deux pays

Le Laboratorio Escenico Experimental Social (LEES) est une association qui stimule la création artistique cubaine grâce à des invitations à des artistes étrangers, des résidences, des rencontres ou encore des conférences. En février 2018, ses fondatrices recevaient Stefan Kaegi dans les murs de la Casona Teatral Vincente Revuelta, pour un atelier au cours duquel l’artiste suisse présentait les principes du collectif berlinois Rimini Protokoll, aujourd’hui internationalement reconnu. Depuis ses débuts en 2000, le collectif a été initiateur d’un théâtre documentaire – particulièrement prisé par le théâtre contemporain – fondé sur un travail de terrain et la collaboration avec des « experts du quotidien », des individus non-acteurs qui montent sur scène et mettent en perspective l’Histoire avec leur vie intime. Ce mode de création implique un long temps de collecte et une pénétration profonde dans la vie des individus, mais il nécessite également l’élaboration d’une dramaturgie précise, pour que toute cette matière devienne spectacle. Au moment de la rencontre évoquée, le Rimini Protokoll avait déjà commencé une vaste « investigation théâtrale » sur Cuba. Trois ans et demi plus tard, le résultat de cette enquête, intitulé GRANMA. Les Trombones de La Havane, est présenté à la Commune d’Aubervilliers dans le cadre du Festival d’Automne. L’œuvre conçue immerge de manière fascinante dans l’histoire et dans la réalité cubaine d’aujourd’hui, à travers les récits de quatre jeunes.
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« A Pink Chair (In Place of a Fake Antique) » du Wooster Group, d’après Kantor – théâtre palimpseste

Une des tendances du théâtre actuel semble être son désir de penser son histoire sur scène et de faire revivre ses grands moments. Tandis que le Berliner Ensemble présente dans le monde entier les créations historiques des pièces de Brecht, et que Bob Wilson a recréé il y a quelques années son Einstein on the Beach, Gwenaël Morin, lui, a récemment recréé Paradise du Living Theatre et les Molière de Vitez. Ces démarches tantôt versent dans la muséification, qui fige les spectacles et amenuise leur puissance originelle, tantôt aspirent à la réactivation au présent de principes artistiques éprouvés par le passé. Avec A Pink Chair, le Wooster Group explore une autre voie encore, celle de la mémoire : il ne prétend pas à une restitution à la lettre d’un spectacle de Kantor, d’après archives, et ne se contente pas non plus de reprendre ses principes artistiques. Le point d’approche choisi est celui de l’intimité.
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« Le Casque et l’enclume » au Théâtre des Carmes – rêves pour le théâtre à venir

Alors qu’une majeure partie des spectacles proposés dans le Off d’Avignon s’évertuent à raconter des histoires, comme voulant répondre à un besoin inconscient du publicou plus largement de notre époque, d’autres, comme Le Casque et l’Enclume, entreprennentplutôt de mener une réflexion surle théâtre. Pour mettre l’époque contemporaine en perspective, les deux metteurs en scène Cyril Cotinaut et Sébastien Davis convoquent l’histoire théâtrale se proposent de répondre à la question : quel théâtre rêvait-on pour 2018 en 1968, quand s’esquissaient les contours d’une révolutions culturelle au retentissement mondial ?
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« Nous, l’Europe, Banquet des peuples » de Laurent Gaudé et Roland Auzet – construire un récit européen, avec les Beatles

L’une des créations les plus attendues de ce Festival d’Avignon 2019 est Nous, l’Europe, Banquet des Nations, spectacle présenté dans la Cour du Lycée Saint-Joseph. Alors que dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes Rambert, ses acteurs et Jacques Weber soulevaient la question du nationalisme à travers le portrait d’une famille d’artistes de la veille de la Première Guerre mondiale à celle de la Seconde, Laurent Gaudé et Roland Auzet choisissent de traiter la même problématique à l’échelle européenne et non intime, avec des comédiens de toute nationalités. Ces spectacles sont comme l’envers l’un de l’autre, leurs défauts et leurs qualités paraissant symétriquement opposés si l’on en croit les retours qui ont entouré l’accueil d’Architecture. Alors que la dernière œuvre de Rambert est taxée d’être bavarde mais que le jeu de ses acteurs est chaque fois loué, la langue de Gaudé se distingue à nouveau par sa beauté et sa justesse, au point presque de menacer toute possibilité de jeu pour les acteurs.
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« Le Narrateur » de Walter Benjamin [extrait] – information VS narration

Le premier signe avant-coureur d’un processus, qui devait aboutir au déclin de la narration, fut l’apparition du roman au début des Temps modernes. Ce qui distingue le roman du récit (et de l’épopée au sens étroit), c’est qu’il est inséparable du livre. Le roman n’a pu se développer qu’avec l’invention de l’imprimerie. La tradition orale – domaine de l’épopée – est d’une tout autre nature que ce qui fait l’étoffe même du roman.
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