« La Montagne magique » de Thomas Mann – une expérience du temps

Quelques mois après la publication de La Mort à Venise, nouvelle d’une centaine de pages que Luchino Visconti a rendu célèbre en l’adaptant au cinéma, Thomas Mann se lance dans un nouveau chantier qui l’occupera près de dix ans, La Montagne magique. Il commence l’écriture de cet ample roman de près de 1000 pages en 1913, à la veille du premier conflit mondial du début du XXe siècle. Mais s’il choisit pour arrière-plan de son œuvre le monde dans lequel il vit, il ne mentionne l’actualité brûlante dont il est le témoin que dans le tout dernier chapitre. Le récit qu’il déploie, qui relate la vie de pensionnaires retirés dans un sanatorium en haute montagne, se tient en effet à distance du « monde d’en bas » et des bouleversements qui s’y préparent. Plutôt que de s’efforcer de penser directement les événements de son époque, Thomas Mann mène dans cette œuvre une réflexion sur le temps, qui, de manière inattendue, finit par ramener à l’Histoire.

Dès le « Dessein » placé à l’orée de l’œuvre, Thomas Mann fait référence à la Grande Guerre. Mais ce n’est que pour en éloigner son récit, qu’il teinte des couleurs du conte et de la légende en le disant appartenir à un temps reculé, du moins révolu. Après cette entrée en matière qui dilue tout repère temporel, le narrateur introduit dans le premier chapitre un monde aux distances rétrécies par le chemin de fer, la voiture, et même le bobsleigh. Un homme, Hans Castorp, sort du train qui l’a mené au haut d’une montagne, et retrouve son cousin Joachim Ziemssen, qui séjourne depuis six mois au sanatorium international Berghof. D’emblée, le malade annonce qu’il en a au moins encore pour six autres mois de cure. Alors qu’Hans Castorp le traite de fou en entendant cette nouvelle, Joachim prédit qu’il apprendra la valeur bien particulière qu’a le temps dans ce lieu dans lequel il l’accueille.

Hans Castorp, qui ne vient que pour tenir compagnie à son cousin pour une durée de trois semaines, avant de redescendre pour commencer un travail d’ingénieur sur un chantier naval, l’apprend rapidement en effet – tout comme le lecteur. Dès les premiers récits de son cousin, il découvre un monde à part, façonné par de multiples rites et constitué de personnalités aussi nombreuses. D’heures en heures, il s’étonne des excentricités de la vie des gens « d’en haut », avec la curiosité et l’amusement d’un touriste de passage, qui envisage son voyage comme une simple parenthèse dans le cours de sa vie. Son cousin marque d’ailleurs bien la distance qui les sépare en employant un « nous » qui exclut Hans Castorp chaque fois qu’il fait référence aux pensionnaires du Berghof. Les premières pages du roman servent ainsi autant à mettre en valeur l’étonnement, presque physiologique, de Hans Castorp, qu’à détailler les coutumes et habitants des lieux. Tout est ainsi décrit avec soin, que ce soit le rythme millimétré des journées, entre les repas et les étapes de la cure, le mobilier des chambres, les voisins de table et les rencontres lors des promenades… et jusqu’à la façon de parler de Settembrini, humaniste italien qui brille par sa rhétorique, et premier personnage qui se distingue aux côtés des deux cousins.

Une telle minutie ne sert pas qu’à mettre en place le cadre du roman. Elle est une première expérience du temps. Le premier chapitre, composé de trois sections, ne rend compte que de la première soirée de Hans Castorp au Berghof. Après le deuxième chapitre, qui revient sur l’enfance du personnage, le troisième, qui contient neuf sections, relate la deuxième journée du nouvel arrivant. Cet immense délayage – qui minimise tout événement au point que le seul qui suscite chez Hans Castorp une réaction autre que la surprise, est le claquement d’une porte de la salle à manger –, crée un effet de durée. Plus encore, les cinq repas quotidiens produisent une impression de répétition qui installe hors du temps et à distance du monde. Hans Castorp l’éprouve lui-même, qui dit au terme de sa première journée complète qu’il a l’impression d’être là depuis plusieurs jours déjà, et qu’il pense à repartir.

Il se pourrait finalement, après ces 130 pages, que les 840 restantes continuent de raconter par le menu la visite de Hans Castorp dans le sanatorium. Mais le lecteur pressent assez rapidement que le séjour du personnage va durer au-delà des trois semaines prévues. Au départ « malade de rire » à l’écoute des récits de son cousin, il identifie rapidement des symptômes de trouble de sa santé – rougeurs sur le visage, mauvais goût des cigares qu’il fume plusieurs fois par jours, battements de cœur un peu trop violents… Ce qui surprend, ce sont moins ces légères manifestations de son corps soumis à l’air tranchant des montagnes, qui soigne autant qu’il affecte, que l’attention de plus en plus grande que le personnage y accorde. Hans Castorp a beau rappeler à la moindre occasion qu’il n’est pas des « leurs », qu’il n’est que de passage et que la date de son départ approche, il est progressivement gagné par l’hypocondrie douce qui est là-haut la norme. Il s’efforce néanmoins de se différencier des autres, de signaler sa non-appartenance aux lieux en refusant de prendre sa température – que les patients relèvent plusieurs par jour pour en présenter les moindres variations au médecin à intervalles réguliers – ou d’acheter des couvertures en fourrure pour les séances de repos en plein air prescrites à chacun.

Malgré ces précautions qu’il prend, son sentiment de la normalité s’inverse progressivement. Peu à peu, Hans Castorp ne parle plus « du monde d’en haut », mais « de la vie d’en bas ». Au bout de deux semaines, c’est elle qui lui semble désormais singulière, alors qu’il a adopté la majorité des mœurs du sanatorium et qu’il vit au rythme de la cure. Une promenade un peu plus longue que d’ordinaire, un rhume, l’acquisition d’un thermomètre, et voilà que Hans Castorp se pare du respect qu’il croit que la maladie procure à tout un chacun. Il se retrouve lui aussi à prendre avec application sa température plusieurs fois par jour, mesurant les moindres oscillations de son corps comprises entre 37,6 et 37,9. Ses talents de malade, que le médecin des lieux avait d’emblée détectés, se manifestent alors dans le jeu d’acteur qu’il déploie au moment d’évoquer son état, voulant susciter une attention qui le flatte chez ceux qui l’entourent. Lorsque plus tard le docteur Behrens lui trouve un petit foyer infectieux dans les poumons et lui annonce qu’il fait officiellement partie des leurs, Hans Castorp se trouve un instant pris à son propre jeu. Mais il accepte rapidement son destin et quitte le rôle de visiteur pour celui de patient.

Le récit change alors d’échelle. Dès le début, Settembrini avait annoncé : « Nous ne connaissons pas ici une mesure du temps qui s’appelle la semaine […]. Notre unité la plus petite est le mois ». Après les trois premières semaines décrites sur plus de 250 pages, les trois suivantes sont relatées en quelques lignes seulement. Désormais, Hans Castorp s’emploie à « détruire » le temps, comme les autres pensionnaires du Berghof. Le rythme du récit s’accélère, non plus marqué par les cinq repas quotidiens, mais par de rares événements précédés de la mention « Un jour », sans que ce jour ne soit plus situé par rapport à l’arrivée de Hans Castorp. L’espoir de le voir quitter les lieux s’éloigne rapidement, tandis que l’Italien Settembrini illustre grâce à plusieurs histoires la fatalité qui condamne tout pensionnaire à finir ses jours « là-haut » – fatalité incarnée par le docteur Behrens qui règne en maître et semble plus que tous les autres avoir perdu la valeur du temps lorsqu’il distribue à chaque patient des prolongements de cure de plusieurs mois. Dès lors, c’est la météorologie qui rythme le récit, une météorologie singulière, non pas déterminée par des saisons, mais qui voit « des jours d’hiver et des jours d’été, des jours de printemps et des jours d’automne » diversement entremêlés, dans une « grande confusion » qui dilue les repères temporels et fera passer des mois aux années, des années « ni brèves ni longues, mais privées de durée, très riches en événements, et néanmoins nulles et inconsistantes ».

Dans le flux des jours qui s’égrène désormais par poignées, le motif sanitaire qui réunit les personnages dans le sanatorium devient presque mineur. Dès le moment de la découverte, le visiteur avait remarqué que le lieu n’était pas frappé par la maladie et la mort, mais qu’il était au contraire un lieu débordant de vie, caractérisé par des repas gargantuesques, des jeux et même des fêtes à intervalles réguliers. Lorsque le récit s’éloigne du quotidien, les divertissements prennent le pas sur la santé des patients, et apparentent le sanatorium à une station balnéaire telles que peuvent en dépeindre Dostoïevski ou Zweig. Le récit est alors fait des sentiments de Hans Castorp à l’égard de sa maladie ou d’une patiente russe, Clawdia Chauchat – objets qui suscitent l’un comme l’autre des émotions plus platoniques que passionnelles –, et de ses conversations, avec Settembrini pour l’essentiel.

Le personnage qui sert au lecteur de guide n’est en effet pas plus saillant que ça, et à plusieurs reprises, le narrateur répète qu’il veut le représenter ni pire ni meilleur qu’il n’est. Il souligne ainsi son caractère moyen, très peu héroïque, d’homme sans passion, qui respecte l’« absolu de l’époque », le travail, mais trouve le moyen d’y échapper grâce à la maladie. Hans Castorp en devient presque un homme sans qualité comme celui de Musil, à peine caractérisé par ses cigares, sa légère hypocondrie, et sa curiosité passagère à l’égard de tous les sujets. Au fil des chapitres, Hans Castorp se révèle en effet un descendant de Bouvard et Pécuchet. Il se plonge tour à tour dans l’étude du corps humain, dans la botanique, dans l’astrologie, dans le ski ou dans la musique, et il s’essaie même à des pratiques spiritistes. Plongé dans ses livres, perdu au cœur d’une tempête de neige ou simplement assis à une table de la salle à manger, il dit à plusieurs reprises faire de grandes découvertes sur l’homme et le monde – mais des découvertes qui n’ébranlent en rien son mode de vie et ne le rendent pas davantage engagé dans les débats auxquels il participe parfois.

Ce qui définit plus intrinsèquement Hans Castorp, et la majorité des patients qui l’entourent, c’est la distance qu’il entretient avec le monde d’en bas. Loin d’aspirer à y retourner, de combler son absence par de multiples lectures, il admet ne jamais ouvrir un journal, et n’écoute que d’une oreille les analyses que lui livre Settembrini sur la situation internationale. Quelques phrases du narrateur imprégnées de la pensée de Jung invitent à envisager le personnage comme le symbole d’une époque qui « manque de buts et d’espérances », une époque désorientée, frappée par la vacuité. L’attitude de Hans Castorp qui accepte son destin de malade, qui trouve grâce à la cure un moyen de régler son quotidien dans le détail et même un sens à sa vie, qui va jusqu’à repousser les rares opportunités qui se présentent à lui de quitter le sanatorium, se veut le reflet de l’état général de l’Europe à la veille du premier conflit mondial.

Le déni de Hans Castorp apparaît de manière la plus spectaculaire lorsqu’un oncle vient le voir pour tenter de le convaincre de repartir, après le départ de son cousin qui, contrairement à lui, ne vivait que dans l’espérance de retrouver la vie militaire qu’il s’était choisie. L’accueil d’un visiteur de passage amène Hans Castorp à rejouer dans les moindres détails la scène qu’il a lui-même vécue près d’un an plus tôt – à la nuance près qu’il joue cette fois le rôle de Joachim. C’est désormais à lui de raconter les histoires extraordinaires de là-haut pour éviter d’avoir à s’embarrasser de celles d’en bas, d’initier le nouveau venu aux coutumes du lieu et de le mettre sur la voie de la conception un peu particulière du temps que la cure finit par façonner. Ce chapitre, en plus de démontrer que Hans Castorp est désormais parfaitement acclimaté aux lieux, referme pour de bon toute perspective pour le personnage comme pour le lecteur. Ne restent que des rencontres avec de nouveaux personnages pour ponctuer le cours de sa vie. Aux côtés de Settembrini, surgit ainsi une autre figure de pédagogue, Naphta, qui prêche une philosophie inverse à celle du premier. Leurs entretiens réguliers prennent chaque fois la forme de longs débats, qui ramènent à l’esprit une appréciation de Julien Gracq :

« Idées et roman : un tel alliage, la littérature allemande semble avoir plus de peine qu’une autre à l’opérer. Les réflexions théoriques de Thomas Mann, dans Tonio Kröger comme dans La Montagne magique, déchirent le tissu romanesque et s’épanchent sous forme de hernies disgracieuses » (En lisant, en écrivant).

Face à ces êtres uniquement construits par leurs discours ou presque, se distingue dans un dernier temps la vitalité de Mynheer Peeperkorn, contre-point non philosophique mais ontologique, être tout en humeurs qui ne finit pas ses phrases et s’épanouit dans la jouissance gustative, exemple de « personnalité » enfin, qui en impose à Hans Castorp.

Les discussions du personnage avec ceux qui l’entourent devenant progressivement la seule matière du roman, le ton de la conversation, voire du verbiage, semble contaminer jusqu’au narrateur, dont les interventions sont de plus en plus longues au début de chaque chapitre. A plusieurs reprises, il réclame de la patience au lecteur, au nom de la pudeur ou du respect des sentiments de son personnage, rallongeant encore son récit et prenant même le temps d’indiquer le menu des repas entre parenthèses. D’autres fois, il dialogue avec son lecteur fictif, imaginant les questions qu’il lui poserait. Dans le cours même des chapitres, son bavardage resurgit au moment de commenter certains événements, ou lorsqu’il décrit les effets qu’il ménage à son lecteur, comparant sa narration à un théâtre dont les lumières s’éteignent parfois momentanément pour mener d’une scène à une autre. Mais le sujet que préfère ce narrateur-conteur, c’est, comme son personnage, celui du temps. Alors que Hans Castorp, au début du roman, fait remarquer à Joachim que le temps doit passer vite « là-haut », son cousin lui répond : « Vite et lentement, comme tu voudras. Je veux dire qu’il ne passe absolument pas, il n’y a pas de temps ici et il n’y a pas de vie ». Le narrateur ne cherche pas à démentir son personnage avec les nombreux développements philosophiques qu’il propose sur cette substance insaisissable, qui constitue finalement la véritable matière du roman. A l’avant-dernier chapitre, il admet en effet, après un nouveau développement sur le sujet : « C’est un fait que nous ne venons de soulever la question de savoir s’il est possible de raconter le temps, que pour avouer que c’était bien là notre dessein dans l’histoire en cours ».

Est-ce finalement ce narrateur prolixe qui entraîne le lecteur au gré des chapitres ? Car ce ne sont ni l’intrigue ni le personnage principal qui l’encouragent à reprendre chaque jour le cours de sa lecture. En même temps qu’il comprend que Hans Castorp ne repartira pas de sitôt, il comprend qu’il ne se passera pas grand-chose dans le cours de son séjour. Mais progressivement, la découverte laisse place à l’acclimatation, non pas à la cure, comme le personnage, mais à l’absence d’événements et aux interminables conversations qui constituent le quotidien de Hans Castorp. Une certaine fascination pour le développement de ce maigre sujet prend même place. En outre, comme le personnage embarqué dans sa cure, dont le temps qu’il aura investi n’aura de valeur que si sa guérison est « définitive », le lecteur se trouve à son tour engagé à un certain stade, et il se doit d’aller jusqu’au bout. Il apprend donc à lire le bavardage comme tel, à délaisser l’attente, à renoncer à l’événement, et à rejoindre le flux mou de ce quotidien qui progressivement s’est intégré au sien. L’effet d’immersion est tel que le lecteur en vient à faire son tour une expérience singulière du temps, au fil des heures de lecture qu’il consacre à l’œuvre. Sans surprise ni espérance, il rouvre le livre comme on rejoint un endroit devenu presque familier chaque jour, un endroit qui l’isole du monde dans lequel il a fini par trouver un certain confort.

Peut-être, en définitive, faut-il avoir un talent semblable à celui de Hans Castorp en tant que malade pour réussir à venir à bout du livre. Mais l’un et l’autre ne sont pas gratifiés de leur docilité. Au terme de l’œuvre, le lecteur est expulsé hors du roman avec la même violence que Hans Castorp est renvoyé au monde d’en bas. Quelques paragraphes, qui laissent entrevoir une nouvelle poétique puissante au moment de décrire la Grande Guerre qui a bouleversé le monde, ramènent brusquement à l’urgence du présent. Cette chute amène à penser que le roman, de manière hautement paradoxale, est finalement une invitation à accorder toute son attention « aux choses elles-mêmes », plutôt que de se plaire « à rêver et gouverner les ombres spirituelles des choses », comme le reproche Settembrini à son disciple. Thomas Mann semble encourager à refermer rapidement le lourd volume, et à rejoindre le cours de la vie qui s’écoule autour de nous.

 

F.

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