Au Théâtre Gérard-Philipe, Bérangère Jannelle présente actuellement Lucy in the sky est décédée. Un titre énigmatique pour un spectacle dont la conclusion est justement l’énigme, celle à laquelle se confrontent les vivants et que les morts arrivent à peine à dissiper. Dans le texte de présentation publié sur le site du théâtre, la création est présentée comme « un conte moderne, une chronique à la fois documentée et fabulée de la naissance du monde contemporain, depuis la découverte de Lucy en 1974 et le premier grand choc pétrolier jusqu’à aujourd’hui ». Le programme paraît ambitieux, peut-être même un peu grandiloquent, mais dès la lecture de ce texte, une attirance prend forme, fondée sur un propos qui sort du commun et qui promet d’enrichir, et sur les bribes d’une histoire qui intriguent. L’intuition première se révèle juste : l’articulation de savoirs et d’une fiction emporte, tandis que le caractère réflexif du spectacle annoncé a finalement la discrétion et la distinction d’une métaphore. L’œuvre procure une expérience de type romanesque au spectateur, qui invite à l’appréhender à travers les catégories de ce genre.
Incipit. Le plateau d’une des salles du TGP fourmille de détails sobres, mais le premier élément qui capte d’emblée l’attention est son sol, recouvert de gros cailloux noirs et irréguliers. Alors que le public s’installe encore, ces cailloux sont mobilisés comme matière sonore en plus de leur aspect visuel, par une silhouette de dos, qui, penchée sur eux, les frotte et les entrechoque. Les bruits amplifiés accentuent la porosité du lieu, envahi par un élément naturel, lié à l’extérieur, alors qu’il est par ailleurs structuré par des murs, des cadres, des tables, des chaises, des étagères et un tourne-disque qui suggèrent un intérieur. Cet espace polymorphe répond au caractère épique du texte écrit par Bérangère Jannelle, qui se déroule sur près de quarante ans et mène d’une chambre à une grotte, d’un désert à un jardin, entre la France, l’Afrique, l’Amérique du Sud et le Pôle Nord. Pour ponctuer ce parcours, les titres de la quinzaine de chapitres qui composent l’œuvre sont projetés à intervalles réguliers sur le mur du fond de la scène, indiquant chaque fois l’année et le lieu où se déroule la scène.
Personnages. L’histoire racontée commence en 1974, avec la découverte du squelette Lucy en Ethiopie. L’événement de portée internationale sert également d’origine à Luc (Thomas Gonzalez), fils de la compagne d’un des chercheurs de l’équipe, qui s’engage lui aussi dans la voie de la paléoanthropologie le moment venu. Dans sa jeunesse, Luc rencontre Abel (Félix Kysyl), autre passionné de fouilles, et tous deux formeront bientôt un trio avec Isis (Jade Fortineau). Ces enfants, qui se lancent pour défi de descendre seul dans une grotte profonde et sombre ou de s’embrasser le plus longtemps possible, vivent en toute simplicité leur relation à trois, des années durant. Issus de la génération des soixante-huitards, ils refusent de choisir et de renoncer, quitte à subir la violence de la jalousie. En périphérie du noyau qu’ils forment, un professeur plus âgé joue auprès d’eux le rôle de mentor. Il est interprété par Rodolphe poulain, à contre-emploi dans ce spectacle par rapport à ceux de Vincent Macaigne dans lesquels il se distingue chaque fois, dans un registre ici plus sensible qui lui réussit tout particulièrement.
Quête et quotidien. Les histoires de ces trois personnages qui s’entrecroisent sont toutes bâties autour du motif de la quête – celle des origines, intimes, universelles, ou les deux ensemble. Mais ce qui importe vraiment, dans l’équilibre d’ensemble du spectacle, ce sont moins ces origines, chaque fois incertaines, aux accents parfois traumatiques, que la relation quotidienne de ces trois personnages et du professeur jamais bien loin, qui les entraîne dans sa propre quête et s’émerveille avec eux de ses découvertes. Les gestes, les rires, les peines, la complicité de ces personnages soigneusement construits, leur fragilité et leurs moments de faiblesse mis en valeur par leur démarche maladroite sur les cailloux qui recouvrent le plateau ou par la colère qu’ils expriment avec eux, donnent une épaisseur toute romanesque au spectacle. Ils font passer outre les phrases parfois trop ciselées du texte, régulièrement déclamé face public, et outre le jeu un peu maniéré de Thomas Gonzalez au départ, qui finit par trouver la juste tonalité de ses compagnons de scène.
Symbolique. Jannelle conçoit des personnages spécialistes de la paléontologie – étude des fossiles et de l’évolution du vivant –, et d’une de ses branches, la paléoanthropologie – étude de l’évolution humaine. Le recours à ces domaines confirme le pouvoir philosophique des sciences qui portent sur l’humain – celui qu’un Sylvain Creuzevault, avait pu lui aussi mettre en valeur dans Angelus Novus, ou, différemment, Samuel Achache dans Fugue. Non seulement se dégage l’impression d’une véritable maîtrise des thèmes abordés, mais en plus la portée symbolique du propos n’est ni lourde, ni excessive, ni transparente. De manière similaire et symptomatique, on ne remarque qu’après coup, au moment de déchiffrer l’émotion, les prénoms tous bibliques ou mythologiques des personnages. Celui d’Abel est commenté dans le cours du spectacle, mais pour ceux de Luc et d’Isis, l’imaginaire se fraie lui-même son chemin dans l’intensité des signes qu’il reçoit et relie entre eux.
H-histoire. Les trois trajectoires déployées permettent autant de penser l’évolution du genre humain que l’histoire récente. Mais jusqu’à la fin du spectacle, l’Histoire, avec un grand H, celle qui s’écrit encore de 1974 à nos jours, reste en retrait, à distance. Jannelle dit dans l’entretien du programme de salle : « Pour moi, il n’y a pas de différence entre la petite et la grande histoire, c’est la même ». Elle se dispense donc de tout effet métonymique, et se contente de nous raconter la vie de trois personnages, auxquels on s’attache, dont les histoires, aussi singulières qu’ordinaires, ne disent pas grand-chose de plus qu’elles-mêmes. Leur rapport à l’Histoire est celui de tout un chacun : ils en sont spectateurs et non acteurs, ils en sont affectés, parfois bouleversés, mais ils ne cessent pour autant de suivre le cap qu’ils se sont choisis. La friction constante et complexe qu’entretiennent l’histoire intime et l’Histoire collective s’inscrit tout particulièrement dans deux dates : le 4 septembre 2001 et le 11 septembre 2001. La deuxième est connue de tous, mais la première est la plus douloureuse pour Luc et Abel, qui pleurent la mort d’Isis.
Style. Le quotidien et le symbolique, l’intime et l’universel, l’individu et l’Histoire se superposent, se confondent, s’entremêlent constamment dans l’écriture. Au plateau, ces jeux d’échelles prennent forme grâce à un travail particulièrement soigné des lumières et des sons, qui orientent la perception et façonnent l’émotion. La scénographie, tantôt littérale tantôt métaphorique, se transforme à chaque chapitre presque insensiblement, mais suffisamment pour interpeler les sens et suggérer des foyers de signification pour le spectateur, et pour structurer les gestes des acteurs et leur offrir des supports aux multiples émotions qu’ils traversent avec leurs personnages.
L’expérience de spectateur s’apparente finalement à celle d’un lecteur de roman. En deux heures de temps, on s’attache aux personnages et à des détails, des phrases ou des épisodes, qui travaillent en profondeur la compréhension et qui créent des échos et apportent des lumières à nos vies ou à notre histoire commune. Le spectacle, au départ conçu sur un mode épique, a finalement l’envergure d’une œuvre au sens plein, qui amplifie le vécu le temps d’une soirée.
F.
Pour en savoir plus sur « Lucy in the sky est décédée », rendez-vous sur le site du TGP.