« Le Casque et l’enclume » au Théâtre des Carmes – rêves pour le théâtre à venir

Alors qu’une majeure partie des spectacles proposés dans le Off d’Avignon s’évertuent à raconter des histoires, comme voulant répondre à un besoin inconscient du public ou plus largement de notre époque, d’autres, comme Le Casque et l’Enclume, entreprennent plutôt de mener une réflexion sur le théâtre. Pour mettre l’époque contemporaine en perspective, les deux metteurs en scène Cyril Cotinaut et Sébastien Davis convoquent l’histoire théâtrale et se proposent de répondre à la question : quel théâtre rêvait-on pour 2018 en 1968, quand s’esquissaient les contours d’une révolutions culturelle au retentissement mondial ?

Deux hommes en bord de plateau accueillent le public et le mettent d’emblée à l’aise, voulant encourager les petits groupes à poursuivre ses discussions en attendant le signal que doit leur envoyer la régie pour commencer le spectacle. Dans la continuité du premier contact établi, ils mettent en place une discussion sur le théâtre débarrassée des fards de l’illusion. Mais tandis qu’ils demandent aux spectateurs l’âge qu’ils avaient en 1968 en allumant une cigarette, la régie les arrête et leur dit que c’est interdit, aujourd’hui, de fumer dans un lieu public. Pour contourner cet interdit, les deux hommes vont au fond du plateau se changer et revêtir col-roulé, chemise à rayures, costumes à pattes d’éph et lunettes teintées, avant de s’installer dans des fauteuils 70´s autour d’une table basse occupée de livres de Stanislavski et autres penseurs du théâtre, et d’envoyer un bon paquet de fumée sur la scène pour recréer l’ambiance si singulière de l’époque, celle des plateaux télé de Pivot par exemple.

Les deux hommes sont donc désormais deux intellos de gauche, en plein mai 68. Voulant tirer les conséquences de la révolution culturelle qu’ils vivent, ils se proposent d’imaginer le théâtre de l’avenir. Ils s’emportent, débattent, poussent à l’extrême leurs propositions radicales, rebroussent chemin, éprouvent de nouvelles hypothèses, s’animent, se résignent. S’appuyant sur Marx, Lénine et Trotski, ils traitent Jean Vilar de fasciste et placent tous leurs espoirs en André Benedetto, cet homme de théâtre qui a créé un festival parallèle à celui d’Avignon – devenu le Off –, qui pourrait bien, lui, ne présenter que des œuvres anticonformistes et anti-commerciales dans son Théâtre de Carmes où l’on se trouve justement, et ainsi contrebalancer le festival officiel, inévitablement asservi au pouvoir en place.

S’inspirant toujours de Marx, Lénine et Trostki, ils envisagent l’acteur comme un ouvrier, et exigent l’égalité absolue pour la production, la diffusion et l’accès aux spectacles, prêts à limiter le nombre de représentations à 10, les jauges à 100 places, et prêts aussi à ce que les spectateurs soient choisis au hasard. Pour compenser la rareté, ils rêvent de spectateurs-passeurs, qui partageraient leur expérience du spectacle et le feraient revivre par leur récit, assurant ainsi sa diffusion et son souvenir.

Les deux intellos parient encore que le théâtre commercial bourgeois aura pour de bon déserté les scènes dans cinquante ans, et que les classiques auront été remisés au placard à la faveur de pièces écrites pour le peuple. Ils rêvent d’un festival de théâtre qui serait libéré du joug de l’économie, qui démontrerait la liberté totale des artistes, et serait totalement gratuit pour les spectateurs, invités à venir dans les salles « comme ils sont ». Ils prédisent que Nancy aura supplanté Avignon grâce à un certain Jack Lang qui jamais ne se compromettra avec le pouvoir, et que l’Odéon aura bien évidemment fermé ses portes. Enfin, ils anticipent le choc imminent que pourrait produire la venue du Living Theater lors d’Avignon 68.

Leurs prédictions tombent parfois juste, et d’autres fois pile à côté. Ce faisant, elles offrent un regard sur notre théâtre, sur son fonctionnement, ses limites et ses contradictions. Quand d’idées en propositions, ils en viennent à discuter de la récente mise en place d’un régime spécial pour les artistes, qui deviendra le statut d’intermittent du spectacle, leur perspective englobe plus largement notre société, sa façon habile de gérer le chômage et la mise en échec du modèle de la grève, rendue obsolète.

Ce spectacle conçu à l’occasion d’un événement organisé l’an dernier par le Théâtre National de Nice, « Mai 68 : les utopies culturelles », se révèle une saine réflexion sur cet art. S’il ne questionne pas ses propres moyens, si le jeu des deux artistes vire parfois au burlesque un peu lourd, le bouillonnement des idées est tel qu’il embarque dans une réflexion complexe sur ce qu’est le théâtre depuis 50 ans, sur les rêves qu’il faut former pour celui à venir et sur les moyens qu’il faut inventer pour les concrétiser.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Le Masque et l’enclume », rendez-vous sur le site du Off d’Avignon.

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