Catégorie : Citations et extraits

« La critique de proximité – fragments choisis » de Georges Banu

Le critique, à mi-chemin Le critique tient de l’entre-deux et il s’institue en intermédiaire qui œuvre à la communication des deux bords du théâtre. Placé dans ce qui est l’ombre de la scène, la salle, il est un témoin volontaire. « Mais qui témoigne pour le témoin ? » demandait Paul Celan. Témoignage motivé soit par le vœu de livrer le constat d’une expérience – écrire sur le théâtre – soit pour améliorer un art – écrire pour le théâtre. Double motivation, incertitude de l’appartenance. Frappé par dépit d’amour, le critique se console en témoignant et en se… confessant.
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« L’Ange de l’histoire » de Benjamin & « L’Ange malchanceux » de Müller – tourner le dos à l’avenir ou attendre l’histoire

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
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« Shakespeare notre contemporain » de Jan Kott – [extrait] « Hamlet est comme une éponge »

Tous les problèmes que Shakespeare porte à la scène, toutes les questions qu’il pose s’adressent à nous – aujourd’hui. Hamlet, Lear, Richard III n’appartiennent pas qu’au passé. Othello, Desdémone ne sont ni des imageries romantiques ni des créations abstraites : leurs actes éclairent notre destin et nos actes, leur sort nous concerne directement, leur violence est la nôtre, celle de notre temps.
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« Le Christ s’est arrêté à Éboli » de Carlo Levi [extrait] – la tragédie replacée dans son élément naturel

À la ville une nouvelle extraordinaire nous attendait : sur un char tiré par un cheval efflanqué venait d’arriver une compagnie d’acteurs. Ils devaient rester quelques jours, ils joueraient, on aurait du théâtre. Le char recouvert par une grande bâche en toile cirée était là sur la place avec les décors et le rideau enroulés.
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« Les fleurs de Tarbes » de Jean Paulhan [extraits] – crise du langage

Les rhétoriqueurs – du temps qu’il y avait des rhétoriques – expliquaient avec complaisance comment nous pouvons accéder à la poésie : par quels sons et quels mots, quels artifices, quelles fleurs. Mais une rhétorique moderne – diffuse à vrai dire et mal avouée, mais d’autant plus violente et têtue – nous apprend d’abord quels artifices, sons et règles peuvent à jamais effaroucher la poésie. Nos arts littéraires sont faits de refus. Il y a eu un temps où il était poétique de dire onde, coursier et vespéral. Mais il est aujourd’hui poétique de ne pas dire onde, coursier et vespéral.
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« La Condition ouvrière » de Simone Weil [extrait] – anéantissement de l’homme par la machine

Professeure agrégée de philosophie, Simone Weil s’engage en décembre 1934 comme manœuvre dans une usine. Pendant 9 mois, elle partage le quotidien des ouvriers et ouvrières pour comprendre la condition réelle qui est la leur – condition servile, conclut-elle. L’expérience n’est pas purement intellectuelle : Simone Weil a à cœur d’améliorer cette condition, non en diminuant le temps de travail et en offrant à la classe ouvrière davantage de loisirs, mais en envisageant le travail comme une éducation assurant l’épanouissement. Outre ses témoignages, ses échanges nombreux avec des patrons d’usine et ses réflexions sur les syndicats ouvriers après les grèves de juin 1936 le confirment : Simone Weil ne dénonce pas les souffrances et humiliations des ouvriers dans la perspective révolutionnaire et utopique d’abolir le travail en usine ; l’émancipation à laquelle elle aspire reste en prise avec les impératifs économiques du pays, alors que la menace de la guerre pèse : elle doit se faire par le travail.
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« Tubes. La philosophie dans le juke-box », Peter Szendy [extraits] – la bande-son de nos vie

"Vous avez tous, comme moi, j'en suis sûr, été hantés, obsédés jusqu'à la nausée, possédés jusqu'à n'en plus pouvoir par un de ces airs comme ça, une de ces chansons que l'on entend par hasard, c'est-à-dire par nécessité, à la radio, au café, au supermarché : un de ces tubes, qui dès lors ne nous lâchent plus, qui sont là sur nos lèvres au réveil, qui rythment nos pas lorsque nous marchons dans la rue ou qui viennent soudain perturber, sans que l'on sache pourquoi, une chaîne de pensées, des rêveries dans notre for intérieur. On peut les aimer ou les haïr : on peut les réentendre bien des années après et être happés par un flot d'émotion nostalgique qui nous emporte vers le passé comme si on y était ; on peut au contraire tenter de se défendre de toutes ses forces contre ce parasite musical qui se permet de se saisir de nous. Rien n'y fait, il y a là une sorte de virus qui nous gagne : ce que certains appellent des vers d'oreille."
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« La Course » d’Eva Hibernia, traduit de l’espagnol par David Ferré [extrait]

Madeleine à la piscine. Il n’y a personne d’autre. Lumière aveuglante. Un matelas pneumatique en forme de requin flotte par-ci et par-là. Madeleine est assise au bout du plongeoir, très haut. Ismail monte par l’échelle. Il porte un costume impeccable. : Vous voulez plonger ? Si vous voulez plonger, je peux bouger. : Je ne veux pas plonger. : Vaut mieux. Vous portez un très beau costume et le chlore l’abîmerait sans aucun doute. Vous le faites nettoyer au pressing, n’est-ce pas ?
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« Snorkel » d’Albert Boronat, traduit de l’espagnol par Marion Cousin [extraits]

Le matin, le calme somnolent de l’eau du lac vole en éclats en une seconde avec le saut du premier baigneur de la journée. Celui-ci résonne comme le jet de pierre qui brise la vitre, annonçant que tout sera un peu plus inconfortable à partir de maintenant. Alors, la physique, à qui il n’est pas permis de se reposer, active les yeux cernés de son réseau mécanique d’ondes aquatiques, qui s’éloignent de là en raison d’une loi sans nom selon laquelle l’amplitude de l’onde créée à la surface est inversement proportionnelle à l’importance de l’événement qui l’a engendrée. Et ainsi, le baigneur donne naissance par sa nage à un enchevêtrement complexe d’ondes naissant simultanément et d’ondes anonymes qui se croisent, s’accouplent et se séparent, pour donner vie à de nouvelles ondes.
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