« Les Émigrants » de W. G. Sebald [extrait] – chef d’œuvre inconnu

Entre-t-on dans l’atelier, il faut un certain temps pour s’habituer à l’étrange lumière ambiante, et une fois que l’on commence à voir, il vous semble, dans cet espace de peut-être douze mètres sur douze que le regard ne saurait saisir en entier, que tout converge lentement et inexorablement vers le centre. L’obscurité accumulée dans les angles, le crépi à la chaux boursouflé, salpêtré, et la peinture qui s’écaille sur les murs, les étagères croulant sous le poids des livres et des piles de journaux, les caisses, établis et dessertes, les fauteuils à oreilles, le réchaud à gaz, les matelas à terre, les monceaux de papier, de vaisselle et de matériaux entassés pêle-mêle, les pots de peinture rouge carmin, vert vif et blanc de zinc luisant dans la pénombre, les flammes bleues des deux poêles à paraffine : le mobilier tout entier avance millimètre par millimètre vers le point central où Ferber, dans la lumière grise tombant de la haute fenêtre nord recouverte de la poussière de plusieurs décennies, a installé son chevalet. Comme il applique les couleurs en grandes quantités et qu’au cours de son travail il ne cesse de les gratter sur la toile, il s’est accumulé sur le revêtement du sol une croûte de plusieurs pouces d’épaisseur, mêlée de poussière de fusain, en grande partie déjà solidifiée mais devenant plus fine sur les bords, qui ressemble par endroits à une coulée de lave, et que Ferber prétend être le seul vrai résultat de ses efforts incessants, autant que la preuve tangible de son échec. Il avait toujours été pour lui de la plus grande importance, me dit-il un jour incidemment, que rien ne change sur son lieu de travail, que tout reste comme c’était jusque-là, comme il l’avait installé, comme c’était maintenant, et que rien ne vienne s’ajouter, si ce n’étaient les déchets résultant de son travail et la poussière tombant sans cesse et devenant, il en venait à le comprendre petit à petit, à peu près ce qui lui était le plus cher au monde. La poussière, dit-il, lui était beaucoup plus familière que la lumière, que l’air, que l’eau. Rien ne lui paraissait plus insupportable qu’une maison où l’on fait la poussière, et nulle part il ne se trouvait plus à l’aise que là où les choses ont le droit de rester où elles sont, sans qu’on les dérange, adoucies par la scorie noire et veloutée qui se dépose quand la matière, par touches imperceptibles, se décompose pour retourner au néant. De fait, en voyant Ferber travailler des semaines durant à l’une de ses études de portrait, il m’arrivait souvent de penser que ce qui primait chez lui, c’était l’accumulation de la poussière. Son crayonnage violent, opiniâtre, pour lequel il usait souvent, en un rien de temps, une demi-douzaine des fusains confectionnés en brûlant du bois de saule, son crayonnage et sa façon de passer et repasser sur le papier épais à consistance de cuir, mais aussi sa technique, liée à ce crayonnage, d’effacer continuellement ce qu’il avait fait à l’aide d’un chiffon de laine saturé de charbon, ce crayonnage qui ne venait à s’interrompre qu’aux heures de la nuit n’était en réalité rien d’autre qu’une production de poussière. J’étais toujours étonné de voir que Ferber, vers la fin de sa journée de travail, à partir des rares lignes et ombres ayant échappé à l’anéantissement, avait composé un portrait d’une grande spontanéité ; mais étonné je l’étais encore plus de savoir que ce portrait, le lendemain, dès que le modèle aurait pris place et que Ferber aurait jeté un premier coup d’œil sur lui, serait infailliblement effacé, pour lui permettre à nouveau, sur le fond déjà fort compromis par les destructions successives, d’exhumer, selon son expression, les traits du visage et les yeux en définitive insaisissables de la personne, le plus souvent mise à rude épreuve, qui posait en face de lui. Quand il se décidait enfin, après avoir peut-être rejeté quelque quarante variantes ou pour mieux dire les avoir bannies à coups de gomme dans le papier et recouvertes d’autres esquisses, à se dessaisir d’un tableau, moins par conviction de l’avoir achevé que cédant à un sentiment de lassitude, on croyait avoir devant les yeux un portrait issu d’une longue lignée d’ancêtres aux visages gris, surgis de leurs cendres pour continuer à hanter sans fin le support malmené.

 

Alberto Giacometti, « Portrait de Diego. Tête noire », 1957

 

« Max Ferber », Les Émigrants, W. G. Sebald
Traduction de l’allemand de Patrick Charbonneau

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